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La newsletter littéraire par Léonard Desbrières

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Par Léonard Desbrières
16 nov. · 5 mn à lire
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Conversation entre Sarah Makharine et Mokhtar Amoudi

La photographe et le romancier qui façonnent un nouvel imaginaire pour des territoires reculés

©Sarah Makharine©Sarah Makharine

Photographe passée par l’école Kourtrajmé à Montfermeil, inspirée et soutenue par JR, Sarah Makharine bouscule nos imaginaires collectifs avec des clichés dont émane une liberté farouche et inspirante. L’amour, le genre, le corps, la quête des origines et l’affirmation de soi : son oeuvre est une ode à une jeunesse qui se cherche et redéfinit l’imagerie classique de la vie des quartiers.

Mokhtar, comment l’écriture s’est-elle imposée à toi ?

Mokhtar : Ma vie d’écrivain, je la dois avant tout à la lecture. J’étais dans un moment sombre quand les livres m’ont pris par la main et m’ont sauvé. J’avais 22 ans, j’étais à Ko Tao, ma vie s’était effondrée de tous les côtés. J’étais seul, pas une tune. En Thaïlande, tu peux vivre avec cinq euros par jour donc je m’étais réfugié là-bas. Un jour, je rentre dans une librairie, il y avait une étagère française avec Guerre et Paix de Tolstoï. Un pavé pour tuer le temps. Et là, il y a eu comme une déflagration. En rentrant à Paris, je me suis mis à lire de manière assez violente, beaucoup de grands auteurs. Au moment où j’avais complètement démissionné de ma vie, les livres m’ont donné de l’ambition. J’ai lu Illusions Perdues de Balzac et j’ai vu que mon existence ressemblait à celle de Lucien de Rubempré. Alors j’ai commencé à me dire que j’allais être écrivain. Petit à petit, j’ai commencé à tout sacrifier pour écrire.

Sarah : Ça me parle cette idée de sacrifice, c’est quelque chose qu’on a tendance à oublier. Dans la photo, la réal, l’image, l’idée de sacrifice a disparu. On est obsédé par la sublimation, on vante toujours la beauté de l’aventure collective mais on oublie ce que ça coûte intimement de créer. Quitter ta vie, quitter ton mec pour t’engager entièrement dans quelque chose. Tu te dois de te donner au sens propre. Il y a quelque chose de corporel. Je suis contre les gens qui vendent du rêve sur la vie d’artiste. C’est avant tout une aventure intérieure qui peut être douloureuse. C’est pour ça que ça me fascine les écrivains, c’est le métier le plus solitaire qui soit. Toi, seul face à ta feuille.

Mokhtar : J’étais seul, j’avais la haine, je faisais des pompes, j’écoutais du rap. Et au début je n’arrivais pas à écrire ou du moins je n’arrivais pas à me placer vis-à-vis de ma propre histoire. Comment raconter ma vie tout en faisant un roman ? Mais je n’ai jamais douté, j’étais persuadé que c’était par l’écriture que j’allais percer. Je trainais beaucoup avec des bourgeois parisiens à cette époque-là et quand je leur disais ça, il me répondait : « Tu dois faire ça pour l’art ! ». J’ai arrêté de le dire parce que pour des gens de ce milieu, ça n’imprimait pas.

Sarah : Il y a une hypocrisie autour de ça ! Oui, l’argent et la reconnaissance sont des moteurs. Quand tu viens de nulle part, il y a un moment où tu vises le coup médiatique, un succès qui peut rapporter, qui peut changer ta vie.

Mokhtar : Surtout dans mon cas, il fallait une capacité de projection parce que ça a duré dix ans sans que ça se concrétise. Les gens ne voyaient rien venir, ils se moquaient : « Rien que tu parles Mokhtar ». Aujourd’hui, je suis fier d’être allé au bout, d’avoir fait une rentrée littéraire et de faire parler de moi grâce à mon livre.

Et toi Sarah, comment tu t’es lancée dans la photo ?

: Moi aussi, j’aime raconter des histoires mais je suis dyslexique donc j’écris avec des images. J’ai d’abord commencé de l’autre côté de la caméra. Quand j’étais plus jeune, j’étais mannequin, mannequin blédarde (Rires). Mais le rêve de ma mère, c’était que je sois actrice.

M : Figure-toi que je t’ai vue il y a quelques jours dans After Sun ! Quel film, bravo !

: Haha merci ! J’ai un tout petit rôle mais surtout, j’ai fait l’affiche du film. C’était une aventure incroyable. Charlotte a mis cinq ans à écrire ce film mais comme toi elle était sûre de ce qu’elle faisait parce que c’était son histoire. D’ailleurs ça me fait penser à ton livre et à cette question de l’équilibre entre réalité et fiction. Est-ce que tu te sers de la fiction comme d’un bouclier parce qu’il y a des choses que tu n’assumes pas ?

M : Je voulais absolument fuir le côté témoignage, documentaire. Ce qui me plaisait, c’était l’aventure, le côté romanesque du truc, pas forcément un exercice de style violent. La radicalité, elle existe de fait, de par la situation de Skander, tu ne peux pas être plus dans la merde que lui. Je voyais Skander comme un Harry Potter du 9-4. Je voulais parler du 9-4 des années 2000, celui que j’ai connu, à hauteur d’enfant, d’orphelin qui se cherche et surmonte les épreuves. Souvent pendant l’écriture, je fermais les yeux et j’essayais de me rappeler la musique que j’écoutais, comment j’étais habillé. Pour imprégner mon roman de choses vécues.

S : Je crois que tous les artistes mettent un peu d’eux dans leur travail mais cherchent le bon dosage. Pour moi, la photo, c’est avant tout aller se chercher dans les yeux des autres. L’appareil photo, c’est mon œil et c’est grâce à lui que je rentre en contact avec les gens. A travers leur visage, j’ai envie de pénétrer leur psyché, la psychologie de l’humain, c’est ce qui m’importe le plus. Si tu regardes mon travail, il n’y aucune photo de paysage. Mon père me demande toujours de faire des photos de coucher de soleil, j’ai envie de crever. De la même manière, je ne peux pas prendre en photo des gens que je n’aime pas, j’ai déjà refusé des jobs parce que je ne pouvais photographier la personne en face de moi. L’amour est au centre de tout.

Nos liens sauvages @Sarah MakharineNos liens sauvages @Sarah Makharine

Raconte-nous ton expérience à l’école Kourtrajmé ?

S : A 29 ans, je me suis remise en question. Je me suis demandée quelles étaient vraiment mes envies. J’ai découvert qu’il y avait une section Art et Image à l’école Kourtrajmé de Montfermeil. Des cours par JR et Ladj Ly, c’était le rêve pour moi qui m’identifiais beaucoup à eux. Avec JR, c’est devenu tout suite évident. Il se passait un truc artistiquement et surtout il m’a fait comprendre une chose : on peut être un artiste et en faire un business. Il y a une possibilité de bien vivre en faisant son art comme on l’entend, en se servant de ses obsessions comme des sujets d’étude. La religion, les femmes en banlieue, le rapport au corps, les rapports amoureux, je veux être reconnue en traitant des sujets qui m’importent.

: Moi Kourtrajmé, c’est toute mon enfance. Je vouais un culte à La Mafia K’1 Fry et le clip Pour ceux (réalisé par Kim Chapiron et Romain Gavras), c’est la claque ultime. Le passage de Skander du collège au lycée je voulais qu’il y ait la musique CBR qui résonne, c’est une autre chanson de La Mafia qui est un peu l’hymne de la voyoucratie. Le Monde est à Toi, que j’ai revu il n’y a pas longtemps, c’est un film qui me parle, Athena aussi avec cette mise en scène de la violence collective.

: Le Monde est à toi, je te suis mais Athena, le film m’a dérangé. Parfois, j’ai l’impression que son propos grossit trop le trait et tend vers l’extrême droite. Je ne sais pas comment appréhender ce qu’il nous montre.

M : Pour moi, il illustre un changement de paradigme assez flippant. A mon époque et c’est ce que fait Skander dans le livre, tu louvoyais pour éviter les flics, aujourd’hui, il y a une volonté de se faire des keufs, exactement comme il y a une volonté pour certains flics de se faire des jeunes de cité. A quel moment ce cycle de violence va-t-il se terminer ?

J’ai l’impression que la manière dont le cinéma, la littérature, la photo s’emparent des quartiers a changé, vous êtes d’accord avec moi ?

S : Il y a en ce moment une forme de fascination pour la vie de quartiers, pour les habitants des cités, notamment dans la mode. J’en fais partie aussi. Si je suis invitée dans des institutions et des festivals de Mode, c’est aussi parce que mon côté radical, banlieue, ça plait.

M : Ça crée un imaginaire édulcoré, idéalisé. Tout ce que je ne voulais pas dans mon roman. Je voulais raconter une histoire de mauvais garçons. Mais bien sûr, toutes les initiatives sont bonnes pour apporter un coup de projecteur différent, valorisant sur les banlieues. Il faut prendre les gens par la main et les emmener dans les quartiers pour déconstruire les clichés et les mensonges.

Campagne du Red Star 2023/203 ©Sarah MakharineCampagne du Red Star 2023/203 ©Sarah Makharine

: Il y a un paradoxe étrange en ce moment. Si on regarde la partie émergée de l’iceberg, la jeunesse des banlieues n’a jamais été aussi valorisée, mise en avant, on stimule sa créativité, on célèbre ses talents. Mais la réalité c’est qu’elle n’a jamais été aussi en souffrance, aussi isolée par rapport au reste du monde. Elle souffre encore d’un manque de représentativité. Le Règne Animal, Anatomie d’une chute, tous les succès du cinéma français aujourd’hui, il n’y a pas une personne racisée, c’est trop grave en fait ! Même dans Saint-Omer, les personnes racisées sont cantonnées à être sur le banc des accusés.

M : Amener les cités dans la littérature, c’est aussi un moyen d’établir des ponts. C’est bien qu’une nouvelle génération prenne la plume pour raconter des histoires de quartier. Je crois que la jeunesse des cités a besoin de savoir qu’elle a une place dans les livres.

: Notre travail en tant qu’artiste, c’est de créer des nouveaux imaginaires. Et pour cela, il faut bousculer les anciens. Quand j’accepte de travailler avec le Red Star, le club de foot emblématique du 93, je décide de casser l’image d’une institution, j’ai mis des mecs à poils en chapeau de cow-boy, de la bromance, pour aller à rebours du virilisme ambiant dans le foot. Avec le projet B.Romance sur lequel je travaille en ce moment, je veux poser la question du genre et de l’amour dans les banlieues. Je veux que deux meufs puissent se rouler une pelle en bas des tours sans se faire cracher dessus, je veux que deux mecs puissent se prendre la main et se balader dans la cité sans se faire insulter. Aujourd’hui, ce n’est pas possible mais avec mes photos, j’espère que demain ça le sera.

B.Romance ©Sarah MakharineB.Romance ©Sarah Makharine

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