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La newsletter littéraire par Léonard Desbrières

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Par Léonard Desbrières
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Il est mort le sommeil ?

Pourquoi la science-fiction a-t-elle si peur de dormir ?

©The Ted Sparagna Project

Pourquoi la science-fiction a-t-elle si peur de dormir ? C’est fou quand on y pense, les héros des plus grandes œuvres du genre s’envolent dans l’espace, la fleur au fusil, prêts à en découdre avec n’importe quelle présence extra-terrestre, ils se prêtent aux plus folles expériences scientifiques sans jamais craindre pour leur vie, ils remontent ou accélèrent le temps sans se soucier des dégâts qu’ils pourraient causer dans le présent mais ils tremblent à la simple idée de tomber dans les bras de Morphée, comme si se frotter à une force aussi puissante et impénétrable était trop dangereux pour eux.

Il faut dire que le sommeil est l’un des secrets les mieux gardés de l’humanité. Élément constitutif de notre espèce, indispensable à notre survie, il est en même temps un effrayant royaume de l’étrange, un territoire nimbé de mystères où le réel s’effrite, s’efface pour laisser place à un subconscient incontrôlable. Malgré toute la volonté du monde, l’homme n’a pas prise sur son sommeil et sur les visions qui l’accompagnent. Il est impuissant. Or l’impuissance, c’est le fonds de commerce des écrivains de Science-Fiction. Parce qu’elle suscite les peurs les plus inavouables, fait naître les plus grandes obsessions et les fantasmes les plus dévorants, elle offre le parfait terrain de jeu pour stimuler nos imaginaires. Bienvenue dans les nuits du futur, où le rêve a vite fait de tourner au cauchemar.

Il est mort le sommeil ?

Pour certains auteurs, c’est l’acte même de dormir qui donne matière à fiction. Et si l’humanité était enfin parvenue à se débarrasser de cette épine dans le pied insupportable, ce besoin fondamental de sommeil qui depuis toujours lui fait perdre son temps ? C’est l’idée qu’avance l’écrivaine américaine Nancy Krees dans L’Une rêve, l’autre pas (1991), fascinante novella, auréolée de la sainte trinité des récompenses de la SF mondiale, le Prix Hugo, le Prix Nebula et le Grand Prix de l’Imaginaire.

Cette fable transhumaniste façonne une société dans laquelle la science a réussi à vaincre le sommeil grâce à une manipulation génétique opérée à la naissance. Leisha fait partie des élus au contraire de sa sœur jumelle, Alice. Huit heures d’éveil en plus par jour et c’est un immense fossé qui se creuse entre les deux fillettes. Mais plus encore que l’évolution tourmentée de leur relation, l’autrice explore l’impact de cette incroyable avancée sur la société. Alors que les enfants développent d’incroyables facultés, deviennent plus intelligents et même plus heureux, ils suscitent la jalousie et la colère de ceux qui, chaque soir, ont encore besoin d’éteindre la lumière.

Dans Lune Noire (2014), une fresque postapocalyptique aux airs de cauchemar éveillé, Kenneth Calhoun adopte quant à lui, le parfait contrepied. Loin d’être une incroyable opportunité, la disparition du sommeil devient une malédiction qui plonge le monde dans le chaos. Pour une raison inexpliquée, l’humanité se met à souffrir d’une insomnie généralisée. Les rues sont peuplées d’hommes et de femmes hagards, apathiques, tentant malgré tout de continuer leur marche en avant. Peu à peu, la souffrance silencieuse laisse place à la colère de ces êtres privés de repos, qui rêvent de rêver à nouveau. Une dystopie troublante qui résonne avec l’imaginaire du zombie, comme si ne plus dormir nous faisait définitivement quitter le monde des vivants.

Voyage au pays des rêves

Mais plus encore que le sommeil lui-même, c’est ce qu’il renferme en son sein qui fascine et obsède les écrivains. Le rêve, ce royaume obscur où l’imagination déborde du cadre, jouit d’une totale liberté qui excite autant qu’elle effraie. « Les rêves sont la littérature du sommeil. Même les plus étranges composent avec des souvenirs. Le meilleur d'un rêve s'évapore le matin. Il reste le sentiment d'un volume, le fantôme d'une péripétie, le souvenir d'un souvenir, l'ombre d'une ombre... » Voilà comme Jean Cocteau résumait dans Le Mystère Laïc, cette drôle d’affaire qui hante l’histoire littéraire, de la Tragédie Antique au Surréalisme en passant bien sûr par la Science-Fiction.

Si on emprunte les voies du mysticisme, il y a d’abord le rêve prophétique, comme la vision plus ou moins floue d’un futur prêt à advenir. Un don autant qu’un fardeau que supportent nombre de grands héros des littératures de l’imaginaire, au premier rang desquels Paul Atreides dans la saga romanesque Dune (1965) signée Franck Herbert. L’adolescent développe dans son sommeil, une préscience qui fait de lui un être d’exception, capable, grâce à ses visions, d’offrir une nouvelle destinée à l’humanité.

Peut-ont réellement changer le monde en rêvant ? C’est la question que pose Ursula K. Le Guin, dans L’Autre côté du rêve (1975). Premier succès de cette grande figure féminine de la SF, le roman développe une histoire à dormir debout, celle d’un homme dont les rêves altèrent la réalité et influent dramatiquement sur le monde des vivants. Contraint à un traitement médical de choc pour réduire au silence ses vision nocturnes, George Orr tombe sous la coupe de son psychiatre, bien décidé à utiliser un tel pouvoir à son avantage. À l’aide de l’hypnose, le Dr Haber instrumentalise les rêves au service de la création d’un monde meilleur, surtout pour lui. Mais les rêves n’ont d’ordres à recevoir de personne et cèdent la place au cauchemar, entre guerre nucléaire et invasion extra-terrestre.

La figure du savant fou, tragiquement dépassé par son hubris est au centre d’un autre roman, Le Maître des rêves de Roger Zelazny. Dans ce court texte, publié en 1977 en France, on découvre la descente aux enfers d’une expérimentation devenue incontrôlable. Charles Render est un « Façonneur », un psychiatre qui crée des rêves permettant à ses patients endormis de vivre une autre vie, peuplée de désirs inassouvis. Lorsqu’un jour, il défie la nature même en prétendant, grâce à son invention, pouvoir rendre la vue à une collaboratrice aveugle, il ouvre la boîte de Pandore et abolit les frontières entre celui qui vit et celui qui dort.

Un rêve dans un rêve dans un rêve…

Dompter les songes, les modeler à notre convenance, s’immiscer dans nos propres rêves et dans ceux des autres pour modifier la marche du réel : le fantasme démiurge traverse la science-fiction. L’incarnation la plus populaire de cette obsession est sans doute le film de Christopher Nolan, Inception (2010), qui imagine dans un futur proche, une équipe d’extracteurs chargés de s’introduire dans les rêves pour dérober de précieuses informations. Un rêve dans un rêve dans un rêve, une plongée vertigineuse qui résonne avec un des grands textes de l’imaginaire français, Le Syndrome du Scaphandrier (1992) de Serge Brussolo, dans lequel un chasseur de rêves, s’enfoncent chaque nuit dans le sommeil pour en ramener d'étranges objets que se disputent des collectionneurs avides et dangereux. Avec à chaque fois des hommes qui perdent pied à force de jongler entre les songes et la réalité et une même conclusion : on ne sort pas indemne d’un voyage au pays des rêves.

Rencontre du troisième type

Parce qu’il demeure une contrée inexplorée, un domaine de l’inexplicable, de l’intangible, le sommeil, avec son lot de rêves et de cauchemars, est même devenu pour certains écrivains de science-fiction le lieu idéal pour établir une communication entre les Hommes et les extra-terrestres. En 1977, avec Le Sommeil paradoxal, le romancier russe Zinovi Iourev est le premier à avancer cette folle hypothèse. Un homme s’aperçoit que ses rêves sont le moyen choisi par une autre civilisation pour entrer en contact avec la Terre. Dès lors, il se démène pour convaincre les autorités qu’il y a là une chance inestimable à saisir.

Dans Radio Libre Albemuth (1987), une œuvre méconnue, parue à titre posthume, Philip K. Dick, grand chante du vertige métaphysique, s’empare également de ce motif romanesque. Dans une Amérique dystopique, où une milice fait régner l’ordre instauré par un gouvernement totalitaire, Nicholas Brady reçoit d’étranges messages dans son sommeil. Une autre forme de vie cherche à lui parler, elle l’incite à prendre les armes pour entrer dans la résistance et renverser cette odieuse dictature. Mais faut-il se fier aux voix qui peuplent nos rêves ? Cette question hante également le dernier roman, de l’écrivain Algérien Boualem Sansal. Vivre (2024) est une fable pré-apocalyptique, une histoire du monde juste avant sa chute. Une nuit, Paolo fait un drôle de rêve, comme si une présence tentait de rentrer en contact avec lui. Dans un halo de lumière, un symbole : J-780, comme un compte à rebours fatal avant l’anéantissement de la Terre. Il fait partie des Appelés. Sera-t-il capable de sauver l’humanité ? Rêver est un grand pouvoir qui implique de grandes responsabilités. Pensez-y avant de vous coucher.

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