© Jean-Luc Bertini
Ces derniers temps, évoquer le nom d’Haruki Murakami revenait à convoquer irrémédiablement une forme de nostalgie, comme si on faisait référence à une glorieuse figure du passé. Chaque année, on se lamentait d’une énième désillusion au Nobel de littérature, consécration souvent attribuée à des plumes légendaires, au crépuscule de leur carrière. Du côté des parutions, on se contentait de quelques recueils de nouvelles, Des hommes sans femmes (2017) ou Première personne du singulier (2022), des textes savoureux mais qui sonnaient comme des diversions, dans l’espoir peut-être de voir surgir un nouvel opus magnum à la hauteur de Kafka sur le rivage ou de la trilogie 1Q84.
Cet hiver, un peu par surprise, à l’image du secret qui a toujours entouré l’écrivain, notre attente est finalement récompensée. À 75 ans, sept ans après Le Meurtre du Commandeur, Haruki Murakami avait semble-t-il une dernière histoire dans ses tiroirs. Ou plutôt une vielle histoire puisque ce roman, il a commencé à l’écrire il y a 45 ans.
Il y a toujours quelque chose de singulier, d’émouvant à découvrir l’histoire maudite d’un artiste. Celle qui ne cesse de le hanter depuis des décennies sans qu’il ne parvienne à lui donner vie. À l’origine de La Cité aux murs incertains, il y a d’abord une nouvelle, parue dans la revue littéraire Bungakukai en 1980. Une œuvre de jeunesse que l’auteur renie instantanément. « J’avais l’impression d’avoir mis au monde cette histoire prématurément » explique-t-il aujourd’hui dans sa postface.
Si le texte est jeté aux oubliettes, l’histoire qu’il raconte, elle, reste et continue à grandir. Mais Haruki Murakami n’est qu’un romancier débutant, un jeune trentenaire tokyoïte qui partage son temps entre l’écriture et le club de jazz qu’il dirige. Surtout, il n’est pas encore ce chantre du réalisme magique et les aventures littéraires aux frontières du réel lui font peur. La Cité aux murs incertains le réclame mais lui résiste. Et ça durera pendant près d’un demi-siècle. Ironie du sort, il faudra attendre qu’une pandémie mondiale s’abatte sur le monde et que l’écrivain se retrouve cloitré entre quatre murs pour que s’ouvrent enfin ceux de cette cité imaginaire qu’il se désespérait de raconter.
L’Ombre d’un doute
Dans une petite ville de campagne, un adolescent tombe amoureux d’une jeune fille étrange au « cœur qui gèle ». Si elle est si fragile, si évanescente, c’est parce qu’elle prétend n’être qu’une ombre qui a été séparée de son corps originel. La « vraie elle » résiderait dans une cité lointaine et heureuse, ceinte de haut mur, où le temps n’a pas prise. Cet autre monde existe-t-il réellement ou est-ce la construction d’un imaginaire d’enfant ? Ici, plane déjà un premier mystère.
Puis elle disparaît soudainement, plongeant le jeune homme dans une grande détresse. Les années passent, il se reconstruit mais ne parvient pas à refaire sa vie. Jusqu’à ce jour de sa quarante-cinquième année où il tombe dans un trou. Pas une chute métaphorique mais une chute bien réelle pour se réveiller aux portes de la Cité qu’ils se sont tant racontés.
Comme une réminiscence du classique d’Aldebert Von Chamiso, L'étrange histoire de Peter Schlemihl, le héros signe un pacte et se défait à son tour de son ombre, condamnée à l’attendre à l’entrée. À l’intérieur, l’émerveillement se mêle vite à l’inquiétude et un mauvais pressentiment s’empare de lui. Certes, les lieux sont magiques, envoutants et il retrouve sa bien-aimée mais celle-ci ne le reconnaît pas, comme s’ils ne s’étaient jamais rencontrés. Au lieu de livres, la bibliothèque dans laquelle il est embauché, abrite une drôle de collection de rêves qu’on a enfermé. Sans compter les murs de la Cité, étranges forces organiques qui semblent le menacer. Après une scène d’anthologie, un conciliabule avec son ombre, notre héros est assailli par les interrogations : Peut-il réellement sacrifier cette partie de lui sans le regretter ? Dans lequel de ces deux mondes doit-il exister ? Pour le comprendre, notre héros devra trancher.
À voir les affres de cet homme qui se débat entre la lumière et l’ombre, dans une antichambre peuplée de fantômes qui naviguent entre la vie et la mort, un onirisme poétique, mélancolique s’empare de vous comme par enchantement, rappelant tout un pan de la fiction japonaise incarné notamment par les films de Hayao Miyazaki. Dans sa manière de filer la métaphore, de mêler épopée fantastique et fable philosophique, spirituelle sur le sens à donner à nos existences et la nature des liens entre les êtres, La Cité des murs incertains rappelle d’ailleurs Le Voyage de Chihiro ou Le Château dans le ciel.
À rebours de toute une littérature qui, à une époque inquiète et enragée, se pense en confrontation directe avec la réalité, on savoure le retour aux affaires grandiose d’un pape de l’imaginaire et d’un écrivain persuadé que le roman doit d’abord nous extraire du monde pour mieux nous y ramener, qu’il doit nous permettre d’aller au-delà des murs érigés par la pensée.
Bonne lecture !
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