Tel fils

Un père et son fils, deux écrivains amoureux de Paris et d'art, deux interviews en miroir. Cette semaine, rencontre avec Thomas Schlesser, le fils. Historien de l’art, directeur de la Fondation Hartung-Bergman, il s’est lancé un pari fou : raconter les grands peintres à travers un roman, Les Yeux de Mona, qu'il décline aujourd'hui en beau livre.

INCIPIT
5 min ⋅ 04/12/2025

Mona a dix ans et vient d’apprendre qu’elle est atteinte d’une maladie qui la condamne à la cécité. Avant de voir sa vision se troubler puis s’éteindre, son grand-père Henry décide de consacrer cette dernière année de lumière à une initiation à l’art. Cinquante-deux semaines, cinquante-deux œuvres, au Louvre, à Orsay ou Beaubourg et autant de leçons de vie à tirer du pinceau des grands maîtres.

Les Yeux de Mona est un épatant roman didactique. En miroir se répondent un récit touchant sur l’enfance, la famille, la maladie et une déambulation érudite dans les plus grands musées de Paris. Pour prolonger le plaisir, Thomas Schlesser, fait paraître une édition illustrée où les tableaux explosent partout sur la page. Rencontre avec un auteur qui veut mettre de l’art dans nos vies.

Les Yeux de Mona vient de remporter le titre du livre de l’année aux Etats-Unis, remis par la chaîne de librairie Barnes & Nobles, une première pour un roman étranger !

C’est vertigineux, ça me dépasse complètement ! Je prends l’avion dans quelques heures pour recevoir le prix. Ça donne de l’élan pour parler du beau livre qui vient de sortir. Il y a aussi un projet d’adaptation en cours. Mona est devenue grande, elle trace sa route toute seule maintenant.

Quand et comment cette aventure est-elle née ?

C’est la convergence d’une conviction et d’une épreuve personnelle qui a fait jaillir ce roman. J’avais d’abord envie d’écrire un livre qui défende l’idée d’un art au service de la vie. Je voulais sortir de cette rengaine de l’art pour l’art, de cette auto-référentialité destructrice. Puis en 2013, j’ai connu un drame personnel très douloureux qui m’a donné l’idée de créer, à travers la fiction, une petite fille idéale, un personnage qui m’était cher et qui allait incarner mon propos.

Entre l’écriture et la publication, il s’est passé dix ans, pourquoi le livre a-t-il pris autant de temps ?

D’abord, j’ai écrit d’autre essais en parallèle qui ont empiété sur ce projet plus personnel. Ensuite, je pense que c’est intimement lié à la nature du livre. C’est un roman d’initiation, un roman sur la maturation alors pour l’écrire, il m’a fallu du temps, pour mûrir moi-aussi. Enfin, il y avait l’ampleur de la tâche. Il fallait à a fois construire sur cinq siècles un propos assez dense, assez complexe sur l’histoire l’art et fabriquer un récit dramatique porté par une langue claire et travaillée.

Le Serment des Horaces, Jacques Louis David, 1784-17Le Serment des Horaces, Jacques Louis David, 1784-17

De Botticelli à Soulages, vous avez sélectionné 52 œuvres, comment avez-vous opéré une telle sélection ?

J’ai d’abord couché sur le papier une centaine d’œuvres et entouré une quinzaine d’incontournables. Au départ, je m’étais fixé un objectif d’exhaustivité mais je savais qu’il était vain. Très vite, je me suis dit qu’il fallait assumer une forme de subjectivité qui est celle d’Henry, le grand-père.

Mais je tenais absolument à ce qu’il y ait une diversité entre des œuvres qui soient extrêmement connues, comme Le Serment des Horace par exemple, des noms absolument incontournables comme Van Gogh ou Frida Kahlo et des choses beaucoup plus rares, beaucoup plus singulières comme une photographie de Julia Margaret Cameron. Une partie s’est finalement joué pendant l’écriture. En fonction du déroulé dramatique et de la progression de Mona, il a fallu ajuster, mobiliser une œuvre plutôt qu’une autre. C’était un travail de fourmi.

Julia Margaret Cameron Mrs Herbert Duckworth 1872Julia Margaret Cameron Mrs Herbert Duckworth 1872

Parlez-nous de la forme du roman, qui était déjà en lui-même un objet artistique

De mon côté, je l’ai conçu uniquement comme un roman. La représentation des œuvres ne m’a jamais traversé l’esprit puisqu’elles sont toutes visibles dans des collections publiques françaises et encore plus facilement accessibles sur Internet. Surtout, il y a dans le livre ce qu’on appelle des ecphrasis, c’est-à-dire des descriptions détaillées des œuvres en italiques. Ce n’est que lors de la finalisation du livre que mon éditeur, Nicolas Decointet a eu l’idée de cette jaquette dépliante avec une cartographie de l’ensemble de œuvres abordées.

Pourquoi alors ce nouvel écrin aux Yeux de Mona ?

Le format beau-livre était presque un passage obligé pour mon histoire parce qu’il permet de faire surgir les tableaux au coeur du récit. Ils se cognent dans le texte ou s’affichent en pleine page. Pour intensifier l’idée d’immersion dans les musées parisiens et dans les grandes époques de la peinture.

Décrire des œuvres avec des mots, comment avez-vous abordé ce périlleux exercice littéraire ?

Je me fixe souvent des défis oulipiens, je m’amuse grâce à la littérature sous contrainte. Le livre est bourré de ces défis. Par exemple, chaque leçon apprise devant une œuvre aboutit au début du chapitre suivant par une application concrète de cet enseignement par Mona. Dans le cas des ecphrasis, il fallait raconter avec précision et minutie le contenu des tableaux, même quand ils paraissent aussi simples qu’une croix noire sur un fond blanc chez Malevitch.

Pour être honnête au début c’était un plaisir et à la fin c’était un casse-tête terrifiant. Il faut imaginer ce que c’est que de devoir décrire une installation de Louise Bourgeois ou de Christian Bolktanski. C’est un enfer absolu. Surtout que je ne voulais pas de changement de traitement entre la peinture classique et l’art contemporain.

Louise Bourgeois. Structures of Existence: The CellsLouise Bourgeois. Structures of Existence: The Cells

Derrière ces descriptions, il y avait aussi un tout autre enjeu !

Ce livre est la manifestation d’un engagement qui m’est très cher. Comment arriver à rendre accessible le domaine des beaux-arts au public mal-voyant et non-voyant ? En parallèle de sa sortie chez Albin Michel, le livre a été publié dans une édition en braille et une autre en gros caractère. Et le jour de sa sortie, il a également été publié en livre audio. Toute cette démarche était primordiale pour un livre qui aborde le sujet de la cécité.

De par sa forme mais aussi son succès annoncé, Les Yeux de Mona rappelle Le Monde de Sophie de Jostein Gaarder, ce livre a-t-il été une inspiration pour vous ?

C’est un livre qui m’a énormément marqué étant plus jeune. Il m’est bien sûr revenu en tête au moment de commencer la rédaction du livre, donc je l’ai relu. C’est un livre formidable ! Maintenant, c’est un livre qui n’a aucune ambition littéraire. Dans le sens où la priorité absolue de Jostein Gaardner n’était pas le récit ni la style mais la vulgarisation philosophique. Même si j’ai conscience que c’est une langue claire et accessible, Les Yeux de Mona m’a demandé un gros travail littéraire, c’est un ouvrage qui a une ambition narrative. C’est la seule nuance que j’apporterais. Si vous m’aviez prédit un succès similaire, j’aurais tout de suite signé !

Ce livre s’adresse aussi à la jeunesse, vous-même, vous êtes professeur d’histoire de l’art, quel regard portez-vous sur la manière dont cette discipline est enseignée en France ?

On a la chance d’avoir une structure universitaire solide, un enseignement d’une grande qualité. On a également un immense privilège, celui d’avoir un patrimoine fabuleux, ce qui fait que la transmission passe aussi par les expositions et la valorisation des collections. Il manque aujourd’hui une manière de rendre accessible l’histoire de l’art pour qu’elle ne soit pas trop intimidante. Parce que l’art c’est intimidant pour beaucoup de publics qui ne se sentent pas à la hauteur.

Georgia  O'Keeffe, Red, Yellow and Black Streak, 1924Georgia O'Keeffe, Red, Yellow and Black Streak, 1924

Une des clés, c’est d’être rassurant en disant que ça n’a aucune importance de ne pas comprendre ou de ne pas être touché par une œuvre et un artiste. Il faut déculpabiliser, faire baisser la pression. Sur un autre plan, je crois que cet enseignement doit être un support pour mieux comprendre notre rapport aux images. L’art n’est pas qu’un domaine élitiste cantonné dans la sphère du beau, c’est aussi un apprentissage du regard. Distinguer le symbole de la réalité, la représentation de la vérité. Ce sont des enjeux sociétaux primordiaux puisqu’on est dans une société qui est saturé par l’image.

Grâce à l’art Mona surmonte un traumatisme, celui d’une maladie qui va changer sa vie, croyez-vous en l’Art-Thérapie ?

La réponse est oui. La confrontation à l’art, l’écoute de la musique, tout cela a déjà largement fait ses preuves. Mais je crois même que le sujet est plus vaste. Je crois que les environnements qui sont pensés esthétiquement sont essentiels pour aller mieux.

Je pense à l’hôpital Sainte-Marguerite à Marseille qui a été conçu, non pas de manière extrêmement complexe, mais simplement avec des fenêtres de couleurs, un certain mobilier qui participent au confort des malades. Il faut repenser la place du beau dans notre société. Je trouve terrible toutes les manières qu’on a de détruire notre environnement. Du vandalisme aux publicités vulgaires en passant par la destruction de la nature.

Pour conclure, un artiste qui figure au sommet de votre panthéon personnel ?

Gustave Courbet, Le Désespéré, 1843Gustave Courbet, Le Désespéré, 1843

Gustave Courbet évidemment. C’est par lui que l’art est entré dans ma vie. Je lui ai consacré ma thèse de doctorat. Son œuvre me perturbe, me pousse à me poser des questions. Sur lui, sur moi, sur le monde. C’est peut-être ça la meilleure définition de l’art.

Pour vous procurer les livres :

Le Poche

Le Beau-livre

INCIPIT

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Par Léonard Desbrières

Journaliste littéraire et critique depuis presque dix ans au sein de la rédaction du Parisien, de LiRE Magazine Littéraire, de Konbini ou encore GQ, passé par La Grande Librairie, je m'intéresse de près à l'émergence des nouvelles voix romanesques qui incarneront la littérature de demain.

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