Flemme de glisser Sarko sous le sapin ? Retour cette semaine sur les temps forts de l’année littéraire en 25 livres et autant de façons de sauver la course aux cadeaux de Noël.
Fran Lebowitz pour Vanity Fair Magazine à la soirée des Oscars en 2001
La revanche de Laurent Mauvignier, un romancier magistral trop longtemps boudé par les grands prix. Peut-être le Goncourt le plus évident de ces dernières années tant la livre a écrasé de sa puissance une rentrée littéraire placée sous le signe de la saga familiale et du récit intime qui traverse les générations.
La Maison vide se déploie avec un point de fuite, le suicide de son père, un décor dévorant, cette maison de famille de la campagne tourangelle et une protagoniste inoubliable, Marguerite, grand-mère marquée du sceau de l’infamie au point d’être biffée dans les albums photos.
L’auteur creuse cette disgrâce et remonte le fil d’une lignée de femmes soumises à leurs maris, leurs pères, qui ont porté le malheur en bandoulière. Son histoire embrasse celle de la France, devient celle de toutes les familles, il transforme avec une maestria impressionnante ses ancêtres en personnage et brise les carcans de l’autofiction.
Etoile montante de la littérature américaine, Jess Row déploie un roman à couper le souffle qui en l’espace de 500 pages, embrasse tous les combats et aspire toutes les angoisses de notre temps. En 2003, au cœur de la seconde Intifada, Bering Wilcox, fille d’une riche famille juive New-Yorkaise, est abattue par un sniper israélien alors qu’elle manifeste contre la colonisation illégale d’un village de Cisjordanie. Sa mort fait office d’accélérateur de particules, de détonateur d’une implosion familiale qui couvait depuis longtemps.
Un père, star du barreau en pleine dépression, une ex-femme géophysicienne nihiliste qui vit recluse avec sa nouvelle compagne, un fils réfugié en Allemagne après avoir été moine bouddhiste au Népal, une fille engagé aux côtés des sans-papiers le long de la frontière mexicaine : par sa charge adressée à l’époque, le roman choral convoque Jonathan Franzen, la désintégration cynique et déchirante de la cellule familiale elle, rappelle la série Succession. Quant à l’impertinence narrative, il y a du Woody Allen époque Annie Hall.
Il fallait bien tout le talent et l’irrévérence de Jean-Baptiste Del Amo, Goncourt du Premier Roman avec Une éducation libertine (2009) et Prix du roman Fnac avec Le Fils de l’homme (2021) pour publier le tout premier conte horrifique de la prestigieuse et si sage Blanche de Gallimard. Reprenant tous les poncifs savoureux du genre – la bande d’adolescents trop curieux, la maison abandonnée, les bestioles dégoutantes, il nous propulse dans une redoutable machine à cauchemars.
Mais en bon connaisseur des romans de genre, l’auteur sait que l’exploration de nos peurs et de nos passions morbides est le parfait catalyseur d’une réflexion plus profonde sur les démons qui rongent les hommes et les sociétés. Avec des conclusions presque plus terrifiantes que l’histoire qu’il a imaginée.
Le plus grand polar de ces dix dernières années par le James Ellroy français. 5 ans de travail pour une radioscopie sombre, brutale, dévorante de la France des années 70-80, celle de l’après Mai 68, des barbouzes du septennat Giscard, des chocs pétroliers et des prémices de la course au fric, celle du disco et des folles nuits parisiennes.
Un quatuor de personnages inoubliables : Marco Paolini et Jacquie Lienard, duo concurrent de bleus fraîchement sortis de l’école de police ; le brigadier Gourvennec, flic infiltré dans un groupe proche d’Action Directe et bien sûr l’homme qu’ils traquent, Geronimo, marchand d’arme énigmatique. À leurs côtés, tout un aéropage de figures historiques qui vient se joindre à la fête : le terroriste Carlos, le politicard Charles Pasqua, le mafieux de la French Tany Zampa.
Avec un travail acharné pour nous imprégner d’images, sans jamais rien sacrifier au suspense et à l’action, Benjamin Dierstein propose une expérience immersive époustouflante dans une France en proie à la peur, paralysée par sa propre déliquescence économique, politique et morale. Suite et fin en janvier prochain.
« Je traque sur Internet une femme qui couche avec le même homme que moi ». Un « Je » appuyé, redondant, visiblement dérangé. Derrière cette première personne du singulier, une jeune londonienne qui voit sa vie régie par deux obsessions, deux personnes dont on ne saura jamais le nom. D’un côté, celui qu’elle désigne comme « l’homme avec qui je veux être », un conférencier en vogue, marié, dont elle est fan et avec qui elle couche mais qui s’évapore dès qu’elle pose la question de la nature de leur relation. De l’autre, « la femme qui m’obsède », une gosse de riche américaine, influenceuse WASP et seconde maîtresse pour laquelle son amant est en train de la délaisser.
Au fil des pages, l’héroïne s’enfonce dans les entrailles des réseaux sociaux, fomente des plans insensés pour évincer sa rivale et récupérer sa proie. Elle sombre et s’affranchit du réel. Un exercice de style décontenançant qui sulfate une société des apparences gouvernée par nos petites vanités.
Avant de se consacrer, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à la rédaction en chef de l’excellente revue Kometa, qu’elle a co-fondée, pour « raconter le monde là où il bascule », Léna Mauger s’est d’abord passionnée pour le Japon avec un reportage lauréat de la bourse Lagardère intitulé Toyota City mais surtout avec une enquête à couper le souffle que les Arènes ont eu la bonne idée de rééditer.
Accompagné sur le terrain du photographe Stéphane Rémael, elle a voulu comprendre un étrange phénomène qui gangrène depuis des années la société nippone, les « johatsu », ces quelques 100 000 personnes par an qui font le choix de disparaître sans laisser de trace. Dans un pays où la pression sociale est telle que l’échec est comparable à la mort, elle a remonté la trace de ces fantômes qui ont préféré abandonner jusqu’à leur identité plutôt que de subir la honte et la disgrâce promis par un système vicié.
1975, dans les Ozarks, région sauvage au cœur des Etats-Unis. Après avoir sauvé d’une agression la star du lycée, Patch McCauley, jeune garçon fantasque et borgne, disparaît. Son t-shirt, maculé de sang est retrouvé dans une forêt alentour. Le Shérif lance les recherches, mollement, et l’affaire s’enlise. Seule Saint, conductrice de bus scolaire et proche de l’adolescent continue à se débattre pour dénicher une piste, précipitant sa vocation d’enquêtrice. 307 jours plus tard, le garçon réapparaît comme par enchantement.
Mais loin d’être une fin, son retour sonne comme le début d’un long trauma et d’une enquête qui va s‘étaler sur plus de trente ans, à la poursuite d’un prédateur terrifiant. Entre enquête haletante, radiographie d’une communauté et drames intimes si longs à cicatriser, Chris Whitaker déploie une fresque à l’ambition démesurée, déchirante de part en part et qui va bien au-delà du polar.
Monument culte de « dark fantasy », source d’inspiration revendiquée de Game Of Thrones, manga le plus tragique et le plus gore d’un genre pourtant pas avare en hémoglobine : la saga Berserk est un chef-d’œuvre noir qui exploite à fond tout le potentiel du neuvième art. L’histoire de Guts, le guerrier solitaire à l’épée démesurée, le héros maudit, obsédé à l’idée d’accomplir sa vengeance est magnifiée page après page par les dessins habités de Kentaro Miura qui offrent une expérience de lecture dévastatrice.
Depuis quelques mois, Glénat a entrepris de republier le manga en édition collector avec une traduction revue et augmentée et des pages couleur inédites, qui étaient jusqu'à présent uniquement disponibles dans les archives de l'éditeur japonais. Comment dit-on trésor en japonais ?
Avec David Lopez et Simon Johannin, Laura Vazquez est la grande sœur d’une drôle de famille qui s’est constituée au sein de la nouvelle génération, qui entend faire fusionner poésie et fiction. Les Forces est son deuxième roman mais pourrait tout aussi bien être son cinquième recueil. Tout simplement parce qu’elle fabrique ses livres à rebours de l’idée d’intrigue ou de personnage. Ce sont d’abord les mots qui font les histoires. Des mots qu’il faut lire à haute voix pour en appréhender le pouvoir.
En observant autour d’elle, une jeune femme réalise soudainement que la vie est devenue un jeu tragique où tout le monde tient sa partition et affute ses mensonges pour se conformer aux injonctions sociales et identitaires. Elle s’élance alors dans une croisade, débusquant les illusions, les trucs et les tics qui parasitent nos existences. Un livre étrangement drôle, un appel à habiter à nouveau le langage, seul horizon pour réenchanter le monde.
Mise à part la publicités culte d’Evian dans les années 2000, les « aquamusicals », ces films où la comédie musicale rencontre la natation synchronisée n’ont guère connu de succès autre part qu’aux Etats-Unis. Pas étonnant donc que vous ne connaissiez pas Esther Williams, la sirène d’Hollywood, star des années 40 et 50, dont les éditions Séguier ont publié cette année les mémoires. Avec une franchise sidérante, celle qui disparut en 2013, à 91 ans, nous livre les souvenirs d’une vie chahutée, passée à dénoncer l’emprise des hommes sur la machine à rêve.
Grand espoir de la natation américaine, elle voit ses espoirs olympiques brisés par la Seconde Guerre Mondiale et s’offre une nouvelle vie à Hollywood où elle est engagée par MGM pour des numéros de ballets aquatiques et des comédies musicales. Du grand bassin à la plongée au milieu des requins, voilà la championne propulsée dans un monde crasseux et décadent où les paillettes ne sont que la poudre aux yeux. L’insistance des producteurs, les fantasmes des réalisateurs, la folie perverse des acteurs symbolisée par une scène glaçante où Johnny « Tarzan » Weissmuller lui court après le sexe à la main en faisant des cris de singe : rien n’aura été épargné à Esther Williams. Après une trentaine de film dont La Première Sirène (1952) et La Chérie de Jupiter (1955), elle fait ses adieux en cinéma dès 1961 pour monter… sa marque de maillot de bain.
Été 1919. Deux jeunes hommes voient leur amour décuplé par une passion commune pour la musique. Ils décident alors de partir sur les chemins, à travers la campagne du Maine, région sauvage américaine, pour recueillir les chansons traditionnelles qui transcendent les communautés. Jusqu’à la disparition soudaine de l’un d’entre eux. Cette première novella, portée à l’écran en février prochain avec le duo à tomber du ciné indé Paul Mezcal – Josh O’connor, annonce la couleur d’un recueil poétique et déchirant dans lequel chaque histoire est reliée par une résurgence du passé. Entre méditation sur la nature, radioscopie du désir et cantique des âmes égarées. Beau à en crever.
Tout part d’un des plus odieux faits divers de ces dernières années. 4 mai 2021, à Mérignac en Gironde, Chahinez Daoud, mère de trois enfants, est brûlée vive par son mari alors qu’elle était en instance de divorce et avait alerté à plusieurs reprises les autorités des violences dont elle était régulièrement la victime. Nathacha Appanah est frappée de plein fouet par cette mort parce qu’elle ricoche avec son histoire familiale, intime et réveille en elle des traumas enfouis.
Le souvenir de sa cousine Emma, morte sous les coups de son mari à l’Île Maurice en 2000 mais surtout son propre calvaire, enduré pendant six ans auprès d’un tortionnaire. MB le maçon, RD le chauffeur ministériel ou HC le poète, trois prédateurs qui ne seront pas nommé comme s’il fallait ne leur faire aucun cadeau et trois destinées tragiques qui s’entremêlent pour livrer une analyse méticuleuse de l’emprise. Terrassant.
Déjà remarquée avec son précédent livre, le brillant Technopolitique, Asma Mhalla enfonce le clou et invente un nouveau concept littéraire. Un essai ultradocumenté, au réalisme implacable, à la première personne qui se lit comme un roman de science-fiction imaginant pour l’homme un avenir terrifiant. Cyberpunk interroge les nouvelles formes de pouvoir et d’oppression à l’aune du second mandat de Donald Trump et analyse l’interpénétration toujours plus prononcée entre l’état américain et les géants de la tech. Chronique d’un technofascime annoncé et avènement d’un monde dystopique. Avec quelques clés pour organiser la résistances face aux algorithmes.