Peter Hujar, Daniel Schook Sucking Toe
Esther Teillard, Carnes
Quand on est le sale rejeton des lettres françaises, l’éditeur historique du Marquis de Sade et de Kenneth Anger, mieux vaut savoir ménager ses effets et maîtriser l’art du comeback tapageur. Mis en silence depuis quelques temps déjà, Pauvert revient cet hiver sur le devant de scène, avec une nouvelle égérie sulfureuse de seulement 23 ans. Dans un premier roman aux accents autobiographiques, Esther Teillard raconte son arrivée aux Beaux-Arts de Cergy, elle l’adolescente marseillaise à l’érotisme exacerbé qui très tôt s‘est confrontée au regard des hommes. De la misogynie ordinaire, celle des sifflets des gamins du Panier aux fausses apparences mais aux vraies perversités de l’intelligentsia parisienne, elle s’élance dans une croisade émancipatrice au nom d’une féminité assumée. Loin des récits de soi feutrés, aux airs de ne pas y toucher, Carnes pousse les curseurs à fond, déploie une poésie crue, magnétique et fait dans l’autofiction sans concession.
Adèle Yon, Mon vrai nom est Elisabeth
Parce qu’elle se pose la question de l’hérédité et de la transmission de la folie, Adèle Yon décide de rompre le silence familial qui règne autour de son arrière-grand-mère Elisabeth, lobotomisée dans les années 50 à cause de sa schizophrénie. Chercheuse, elle utilise une méthode rigoureuse, croisant les archives et les entretiens avec ses proches, tous plus déroutants les uns que les autres, pour percer à jour les mystères d’une femme qui alimente les non-dits et les légendes. Il en résulte un premier roman épatant d’où émane une voix singulière, qui se sert d’une histoire intime comme d’un cas d’école pour faire la radioscopie d’une société patriarcale qui n’a jamais cessé d’imposer sa violence aux femmes.
Simon Chevrier, Photo sur demande
Mi-éphèbe fétichiste, mi-enfant en demande de réconfort, un homme nous regarde droit dans les yeux, nu, sur son lit, en suçant son pouce… de pied. Le cliché, signé Peter Hujar, photographe iconique du New York des années 1970-1980 et qui orne la couverture du livre nous interpelle comme il frappe de plein fouet le narrateur de ce premier roman brillant signé Simon Chevrier. Escort-boy sensible, un peu paumé, qui se débat avec sa masculinité autant qu’avec l’agonie de son père, il voit dans cette photo troublante, provocatrice, un sens à donner à sa vie. Amants et tourments d’un garçon d’aujourd’hui.
Espérance Garçonnat, Pas d’ici
À l’heure où l’on célèbre l’émergence de nouvelles voix littéraires bousculant sans ménagement les codes du roman et les usages de la langue, la jeune écrivaine de 25 ans, Espérance Garçonnat joue quant à elle la carte du classicisme et de la nostalgie. Pas d’ici a le charme de ces romans surannés au verbe sage mais juste, où règne une forme d’insouciance et de légèreté. Pour se reconstruire et fuir son passé, un homme s’est exilé sans se retourner au bord de la méditerranée. Sur un île italienne bien loin du continent, dans le petit village de Fermagina, il s’évertue à n’être qu’une ombre qui se laisse porter. Il lézarde sur la terrasse du café d’Armando, bercé par les récits de Lucio, sorte de gardien de la mémoire de cette communauté reculée. Il tombe sous le charme de la sublime Manuela et se prend à rêver. Une ode solaire et sensuelle qui rappelle par instant “le charmant petit monstre” Françoise Sagan.
Dounia Hadni, La Hchouma
Hchouma, nf - Comportement jugé indécent ou honteux par une communauté, entraînant la désapprobation et le discrédit
Installée en France pour poursuivre ses études en hypokhâgne puis en khâgne avant d’intégrer la prestigieuse rédaction de Libération, Célia, fille issue d’une famille privilégiée marocaine et double de papier non dissimulée de l’autrice se fracasse contre les assignations identitaires imposées violemment par l’intelligentsia parisienne et son progressisme de façade, et se débat pour sortir des cases qu’on tente de lui attribuer. Continuellement écartelée entre deux cultures et leurs injonctions contradictoires, jamais assez marocaine ni assez française, elle explose en plein vol, dévorée par une insoutenable pression intime, et se retrouve internée en hôpital psychiatrique. Là-bas, elle éprouve une forme de libération et d’épiphanie. Et si toute sa vie, elle s’était menti ?
Claire Mathot, La Saison du silence
La Saison du Silence est un drôle de roman, un conte médiéval situé dans un futur incertain, prenant place dans un lieu reculé, isolé entre la rive d'un fleuve et une forêt très dense. C’est là que vit dans une harmonie de façade, un village aux allures de microsociété où tout le monde se définit avant tout par sa fonction. Le Maire, le jeune chasseur, la serveuse ou encore le fossoyeur, on n’en saura pas plus sur eux. Chacun s’évertue à mériter son titre pour échapper au terrible rituel de destitution : un duel à mort en place publique entre deux personnes souhaitant exercer la même fonction. Malgré la cruauté et la violence des règles de cette communauté, celle-ci persiste et se développe dans une relative stabilité. Mais le retour au pays d’un forgeron qui s’était enfui, va bousculer l’ordre établi. Fable rurale noire à la lisière du fantastique, La Saison du silence éblouit par son inventivité et dessine un univers fascinant, qui inquiète de la première à la dernière page. Et en filigrane une sublime réflexion sur la force indomptable du langage.
Bonne lecture !
Pour se procurer les livres :
Esther Teillard, Carnes
Simon Chevrier, Photo sur demande
Adèle Yon, Mon vrai nom est Elizabeth
Espérance Garçonnat, Pas d’ici
Dounia Hadni, La Hchouma
Claire Mathot, La Saison du silence
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