Une nouvelle rubrique sur INCIPIT et une plongée dans un genre littéraire foisonnant. Comment la science-fiction d’hier fantasmait notre monde d’aujourd’hui ? Comment la science-fiction d’aujourd’hui imagine celui de demain ?
La Faim de leur monde
Soleil Vert (1973) de Richard Fleischer avec Charlton Heston
Pour explorer nos futurs, la science-fiction se nourrit de nos peurs du présent. Or s’il y a une peur primale, instinctive qui nous hante depuis la nuit des temps, c’est bien celle de mourir de faim, celle de ne plus trouver la nourriture indispensable à la survie de notre espèce. La question de l’alimentation traverse toute l’histoire du roman d’anticipation.
Comment les avancées scientifiques et technologiques combleront-elles notre appétit destructeur ? Tout au long du XXème siècle, l’imagination débordante des écrivains du genre a multiplié les scénarios et rares sont les histoires qui finissent bien. Mais aujourd’hui, à l’heure même où la crise écologique fait rage, où le sort de la planète est plus que jamais menacé et que les notions de richesse naturelle et d’abondance ne sont que de lointains souvenirs, la question du futur de l’alimentation prend paradoxalement une autre tournure, plus philosophique, sur l’acte même de se nourrir. Quel sens et quelles valeurs accordons-nous à ce que nous mangeons ? Quelles sont les implications éthiques, écologiques et sociales de nos choix alimentaires ? Dégustation troublante des nourritures du futur.
La Recette miracle
L’utopie alimentaire n’est qu’un doux rêve d’illuminés ou de farceurs. Elle existe chez Thomas More dans l’Utopie, un des premiers ouvrages de science-fiction, paru en 1516, qui imagine une cité idéale où tout n’est qu’abondance, elle existe aussi dans le saga Star Terk où les humains du 23e siècle ont résolu le problème de la faim grâce aux réplicateurs, des appareils capables de créer n’importe quel aliment à partir d’une molécule. Mis à part cela, la satiété n’a pas sa place dans la science-fiction contemporaine. Car la préoccupation première des écrivains du genre est belle et bien la survie de l’humanité.
Dans un écho lointain avec Thomas More, Alexandre Beliaïev, le Jules Verne soviétique, publie en 1928 un troublant recueil de nouvelles intitulé Le Pain éternel. La première novella éponyme raconte la découverte faite par le scientifique d’un village de pêcheur russe d’un aliment qui se renouvelle à l’infini. Une substance vivante et nourrissante semblable à une gelée, capable de se régénérer en une journée tant et si bien qu’un seul pot suffit à nourrir un individu tout au long de sa vie. Remède miracle à la famine, cette invention devient un enjeu mondial. Accaparé par les grandes industries puis par les États, les pots de mixture sont produits à la chaîne et se retrouvent dans tous les foyers du monde. Vous avez dit utopie ? Les apparences sont trompeuses. Une bonne nouvelle se doit d’avoir une bonne chute et à vouloir domestiquer une matière vivante, on fabrique souvent de terribles monstres.
Le Fantasme du retour à la terre
L’humanité ne cultivait presque plus rien en terre. Légumes, céréales, fleurs, tout cela poussait à l’usine, dans des bacs. (…) L’élevage, cette horreur, avait également disparu. Élever, chérir les bêtes pour les livrer ensuite au couteau du boucher, c’étaient bien là des mœurs dignes des barbares du XXème siècle. Le « bétail » n’existait plus. La viande était « cultivée » sous la direction de chimistes spécialistes
Voilà comment en 1943, dans Ravage, René Barjavel, le maître de la Science-Fiction à la française, imaginait l’industrie agro-alimentaire et les bouleversements de nos habitudes de consommation en 2052. Une réflexion pas si éloignée de la réalité d’aujourd’hui. Dans son livre, le monde est désormais régi par des robots. L'homme lui, est devenu un assisté, dépendant d'une technologie hyper sophistiquée qui répond à tous ses besoins, au premier rang desquels la nutrition. La contrepartie de l’abondance ? La soumission.
Mais comme chez Beliaïev, cette abondance n’est qu’une illusion fragile qui peut s’écrouler à tout moment. Des décennies avant l’émergence des thèses de la collapsologie, Barjavel prédit le Grand effondrement. Une panne d'électricité générale et inexpliquée plonge l’humanité dans le noir et tout le système s’effondre, en premier lieu le dispositif d’alimentation de la population. A travers un voyage initiatique vers une Provence bucolique, lieu de naissance de son héros, le romancier français fait le récit d’un retour à la terre et prône une humanité libérée du poids de la technologie, au contact du vivant pour se nourrir, assurer sa survie et garantir un futur aux nouvelles générations. Un point de vue visionnaire quand on voit la trajectoire actuelle du monde.
Dis-moi ce que tu manges, je te dirais qui tu es
Il y a comme un paradoxe fascinant dans la manière dont la science-fiction traite l’alimentation du futur. Tout au long du XXème siècle, alors que le monde est plongé dans une course à la croissance et à la consommation, les écrivains du genre n’ont qu’une idée fixe en tête : imaginer une humanité confrontée à la famine et à la privation. Mais aujourd’hui, alors même que nous traversons une époque inquiète voire fataliste où tous les voyants sont au rouge, la réflexion semble s’être déplacée. Il ne s’agit plus simplement d’imaginer ce que la science peut faire pour nous sauver d’un épuisement annoncé des richesses naturelles mais aussi de prendre du recul pour questionner l’acte même de manger et ce qu’il dit de notre humanité.
Dans la plupart des dystopies alimentaires, on relève un point commun. L’accès ou non à la nourriture devient le symbole de la place qu’on occupe dans la hiérarchie sociale. Prenez Le Transperceneige, la série de bande-dessinées de Lob et Rochette dans laquelle l’humanité survit tant bien que mal dans un train lancé à pleine vitesse. Plus on s’éloigne du wagon de tête, plus la famine fait rage. Même constat dans le film Soleil Vert de Richard Fleischer où le gouffre entre une caste de nantis qui mangent comme avant et le reste de la population qui survit grâce au mystérieuse Soylent Green, est abyssal.
Comme un prolongement de ce chef-d’œuvre du cinéma, qui est d’ailleurs une adaptation, libre, très libre d’un roman signé Harry Harisson, la romancière argentine Agustina Bazterrica a signé en 2019 un des ouvrages de SF les plus corrosifs de ces dernières années. Dans un futur proche, Un virus a fait disparaître la quasi-totalité des animaux de la surface de la Terre. Un gouvernement totalitaire a convaincu sa population que pour survivre, il fallait avoir recours à un cannibalisme légal, encadré. Une nouvelle race, créée génétiquement à partir de l’Homme sert de bétail humain et est à la base de toute alimentation. On suit alors le quotidien d’un employé de ces abattoirs d’un nouveau genre. Bad trip trash et sanguinolent qui vous retourne le ventre et maltraite votre esprit, Cadavre exquis renverse la table. Grâce à la science, on a trouvé une solution pour ne pas mourir de faim. Une solution tragique et délibérée contrairement à l’anthropophagie dissimulée et subie de Soleil Vert. Mais un même résultat : au nom de sa survie, l’humanité a renié l’un des préceptes fondamentaux qui la constituent.
Point d’orgue de cette nouvelle tendance philosophique, d’une science-fiction qui nappe sa réflexion gastronomique d’un vernis moral et éthique, le premier roman de Juliette Oury paru lors de la dernière rentrée littéraire. Dès que sa bouche fut pleine est une époustouflante dystopie érotico-culinaire qui imagine, dans un futur proche, un monde dans lequel la place de la nourriture et du sexe sont inversées. Manger est devenu un acte obscène et tout ce qui se rapporte à l’alimentation, à la cuisine et aux saveurs doit être dissimulé. Le sexe lui s’expose partout, se partage, il rythme notre quotidien, notre vie professionnelle et notre rapport aux autres. Ici, pas question de famine mais bien d’un inversement des valeurs. Parce qu’elle est devenue par la force des choses une vulgaire pâte utilitaire, simplement porteuse de nutriments, la nourriture devient taboue, un désir interdit qui nourrit les fantasmes les plus stimulants. Et si à force de mépriser nos aliments, manger passait au second plan ? De quoi regarder son assiette autrement.
Léonard Desbrières
Journaliste littéraire et critique pour Le Parisien, LiRE Magazine Littéraire, Konbini ou GQ, passé par La Grande Librairie, je m'intéresse à l'émergence des nouvelles voix romanesques qui incarneront la littérature de demain.