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La newsletter littéraire par Léonard Desbrières

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Par Léonard Desbrières
7 juin · 4 mn à lire
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Voyage au centre de la chair

Quelle place occupe le sexe dans la Science-Fiction ? Voyage au centre de la chair, entre puritanisme et perversion.

Jane Fonda alias Barbarella dans le film de Roger VadimJane Fonda alias Barbarella dans le film de Roger Vadim

« De tous les genres littéraires, le western seul peut rivaliser de pudeur avec la science-fiction ». Voilà comment l’écrivain britannique Kingsley Amis soldait, dans un essai intitulé L’Univers de la Science-Fiction (1960), la question de la place du sexe dans les littératures de l’imaginaire. Jusqu’aux années 60, la SF traîne la réputation d’un genre puritain et d’une littérature masculine portant des œillères, pour qui l’exploration du futur n’a rien à voir avec la conquête de nouveaux plaisirs, la réécriture des désirs ou la déconstruction du corps.

Les pionniers du XIXème siècle, Jules Vernes et H.G Wells, n’en avaient que faire, préférant l’aventure épique aux frontières du réel ; les maîtres de l’âge d’or, Arthur C. Clarke et Isaac Asimov étaient eux, trop obsédés par le contrôle de la technologie, la survie de l’espèce et l’avènement d’un nouveau contrat social. Ce n’est qu’à partir du Summer of Love et de la révolution sexuelle que la science-fiction prend pleinement conscience du rôle central de la sexualité dans la définition d’une nouvelle humanité. Et comme toujours avec ce genre littéraire de sales gosses qui ne jurent que par la provocation, le sujet est devenu brûlant. A travers quelques romans de science-fiction d’hier et d’aujourd’hui, entre carcans et émancipation, entre pur plaisir et reproduction, entre nouvelles technologies et nouvelles perversions, voyage au centre de la chair.

Dans une galaxie lointaine, très lointaine

Parmi les prêtres défroqués de la SF, il est celui qui a ouvert la boîte de Pandore. Un an seulement après la déclaration de Kingsley Amis, Philip Jose Farmer publie Les Amants étrangers (1961), roman inspiré d’une nouvelle écrite quelques années plus tôt. Pour la première fois, une œuvre de Science-Fiction place le sexe au cœur de son récit. Pour la première fois, un terrien a une relation sexuelle avec une extraterrestre.

Un homme qui étouffe, marié à une femme frigide, soumis à la tyrannie d’un régime de bigots, décide d’accepter une mission d’exploration sur la planète Ozagen. Là-bas, il fait la rencontre d’une mystérieuse créature féminine qui va le conduire sur les chemins de l’épanouissement sexuel. Réécriture sulfureuse de la Bible et notamment de l’histoire d’Adam et Ève, critique acerbe du puritanisme américain, célébration de l’amour entre les races en plein combat contre la ségrégation : le livre fait l’effet d’une bombe. La première banderille d’une science-fiction qui entend désormais se mêler de nos fantasmes et qui se réfugie dans l’espace pour fuir la censure.

L’année suivante, Jean-Claude Forest crée son personnage culte de Barbarella (1962), une aventurière pulpeuse, peu farouche, dessinée sur le modèle de Brigitte Bardot, qui court la galaxie en quête de plaisir et expérimente une drôle de machine : l’orgasmotron. L’adaptation de Roger Vadim avec Jane Fonda fait scandale et annonce une nouvelle ère : « She makes science-fiction something else ». Avec La Main gauche de la nuit (1969), Ursula K. Le Guin, grande figure féminine de la SF, imagine elle-aussi un voyage interplanétaire qui va tourner à l’aventure sexuelle. Elle raconte la découverte faite par un Terrien d’une planète étrange où les humains ont connu une évolution génétique différente. Ni homme, ni femme, ils connaissent une fois par mois des poussées hormonales qui leur font prendre de manière aléatoire l'un ou l'autre sexe.

Une interchangeabilité d’une actualité brûlante qui est également l’obsession de John Varley dans sa série Les Huit mondes (1977). Il façonne un univers futuriste dans lequel le changement de sexe est devenue la norme. La nouvelle intitulée Options, tout juste réédité en France, met en scène Cléo, une working girl et mère de famille au bout du rouleau. Lasse des rôles que lui assigne la société – reproduction, gestion du foyer, satisfaction des désirs de son mari – elle cède aux sirènes du « changement », une innovation technologique capable de la transformer en un inconnu de sexe masculin. Un choix qui désarçonne son mari et bouscule l’ordre du ménage parce qu’il rebat les cartes.

L’obsession de la reproduction

Comme un écho à la question de l’assignation de genre, la reproduction est l’autre clé de voûte de l’anticipation sexuelle. S’il ne faisait qu’effleurer le sujet, Aldous Huxley s’interrogeait déjà dans Le Meilleur des mondes (1932) sur la différence entre l’acte de jouissance et celui destiné à perpétrer l’espèce. Drôle de société que celle qu’il imagine, où le sexe est encouragé partout pour détourner l’attention du politique mais où la reproduction, elle, est réalisée uniquement par clonage, en dehors de la chair.

Quarante ans plus tard, Les Monades urbaines (1971) de Robert Silverberg défraye la chronique avec une autre dystopie troublante, celle d’une humanité piégée dans une course à la reproduction. En 2381, la population mondiale atteint 70 milliards d’individus et la croissance s’accélère. Et pour cause, l’humanité vit dans des Monades, des tours géantes de 1000 étages et d’un million d’habitants où règne un seul mot d’ordre : coucher avec tout le monde, tout le temps, pour se reproduire. Mais un grain de sable va se glisser dans cette infernal régime sexuel. Le retour, comme une épidémie, de sentiments qu’on croyait disparus, comme l’amour ou la jalousie, provoquent un effondrement des naissances et donc la panique dans un monde obnubilé par sa croissance.

La série The Handmaid's Tale d'après Margaret AtwoodLa série The Handmaid's Tale d'après Margaret Atwood

Cette obsession pour la fécondité s’avère toute aussi totalitaire dans La Servante Écarlate (1985) de Margaret Atwood. Dans un futur proche, la République de Gilead a remplacé les Etats-Unis et instauré un régime entièrement tourné vers la reproduction alors que le taux de natalité est au plus bas à cause de la pollution. Les femmes ont des rôles bien définis, déterminés en fonction des capacités de leur corps. Les plus prisés sont les Servantes. Habillées d’amples robes écarlates, elles sont au service des Épouses et ne sont que des réceptacles destinés à accueillir la semence du maître de maison lors d’un rituel sexuel codifié qui doit faciliter la naissance.

Dans un pays comme Les Etats-Unis où le droit des femmes à disposer de leur corps est sans cesse remis en cause, l’œuvre de Margaret Atwood a eu un impact déterminant et a inauguré une lignée d’anticipations féministes qui prennent fait et cause pour la liberté sexuelle et l’avortement. Parmi elles, Les Heures rouges (2018) de Leni Zumas fait office de référence. Dans un village de pêcheur au cœur de l’Oregon, non loin de Salem, lieu emblématique de la chasse aux sorcières, quatre femmes sont prises au piège de leur condition dans un pays qui a banni l’avortement et s’apprêtent à se battre pour se réapproprier leur corps. 

Sex Machine

Holly Hunter dans Crash de Cronenberg d'après J.G BallardHolly Hunter dans Crash de Cronenberg d'après J.G Ballard

Le sexe est politique mais sera-t-il technologique ? Comment la course à l’innovation va-t-elle modifier notre rapport au plaisir et au corps ? La question s’impose plus que jamais à l’heure du transhumanisme et de l’intelligence artificielle. Si l’œuvre de J.G Ballard est souvent qualifiée, à raison, de trash, déviante, amorale, elle est surtout un formidable réflexion d’avant-garde à ce sujet. Avec Crash ! (1973), adapté au cinéma par Cronenberg, le romancier britannique est le premier à aborder frontalement la question du lien entre sexe et machine. Il raconte les agissements d’une communauté obsédée par la tôle froissée, qui aime reconstituer des accidents de voiture célèbres et va même jusqu'à en provoquer pour assouvir ses pulsions morbides. J.G Ballard nous plonge en immersion dans les mécanismes d’un fétichisme qui veut unir le corps humain et l’acier.

Une perversion sexuelle en passe de devenir une norme à une époque qui fantasme un homme mécanique, augmenté. Autre œuvre dérangeante qui convoque le présent, La Semence du Démon (1973) de Dean Koontz, imagine une femme réduite à l’état d’esclave sexuelle par l’intelligence artificielle qui contrôle sa maison. Forme robotique libidineuse, Proteus soumet Susan à ses moindres désirs et effleure la perversion humaine.

Deux œuvres d’une modernité folle, datant des années 70 et puis plus rien. À part 2069, l’hilarant recueil de nouvelles de Josselin Bordat, mêlant science-fiction et érotisme (au programme positions sexuelles futuristes et hacking de string connecté) La SF actuelle semble plus occupée par la portée politique du sexe que par l’acte de chair en lui-même et la fabrication de nouveaux désirs permis par la technologie. Une nouvelle forme de puritanisme. À quand la révolution sexuelle ?