INCIPIT

La newsletter littéraire par Léonard Desbrières

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Par Léonard Desbrières
30 mai · 1 mn à lire
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Sergueï Shikalov, l'espoir qui venait du froid

Dans Espèces dangereuses, l'écrivain francophone Sergueï Shikalov pleure la fugace liberté de la communauté gay russe dans les 90's, sappée par l'arrivée au pouvoir de Poutine.

Partying in Post-Soviet Moscow ©Gueorgui Pinkhassov, Magnum PhotosPartying in Post-Soviet Moscow ©Gueorgui Pinkhassov, Magnum Photos

Espèces dangereuses est une réécriture du supplice de Tantale. L’histoire d’un Eden qu’on effleure du doigt mais qui se dérobe sitôt qu’on s’approche pour le saisir. Dans son premier roman, rédigé en français, le jeune écrivain russe Sergueï Shikalov, 38 ans, fait le récit déchirant d’un doux rêve qui n’adviendra jamais, un mirage qui a piégé toute une génération et toute une communauté gay russe qui croyait enfin voir le soleil se lever. Né en 1986, l’écrivain est entré dans l’âge d’homme au beau milieu d’une URSS évanescente, dans une Russie nouvelle qui sortait enfin la tête de la Guerre Froide et cédait pour la première fois aux sirènes de la consommation. Imaginez Moscou tendant les bras à l’Occident, recouvert de publicités capitalistes, se goinfrant de burgers et de sodas américains. Une bascule économique mais surtout un bouleversement sociétal.

Au son des tubes de Madonna, Mylène Farmer ou Aqua, habillé des toutes nouvelles vestes Zara, on danse au Propaganda, club gay situé à quelques rues du siège du FSB, on célèbre une nouvelle ère de liberté, une incroyable libération des mœurs. Dans la matrice homophobe de la Russie moderne, c’est le bug de l’an 2000, une décennie d’émancipation et d’acceptation de soi qui laissait présager un futur radieux. Mais tout cela n’était en fait qu’une parenthèse rêvée avant un retour brutal à la réalité, celle du règne de Vladimir Poutine. Autoritaire, rétrograde, homophobe, il vote, dès son son arrivée au pouvoir, en 2013, une loi interdisant la propagande homosexuelle en Russie et condamne à nouveau la communauté gay à la clandestinité.

« Pendant une dizaine d’années, on a existé ». Pour raconter les espoirs déchus d’une génération désenchantée, Sergueï Shikalov choisit le français, la langue de son pays d’adoption, celui qui l’a recueilli en 2016 lorsqu’il fuyait un nouveau durcissement de la législation. Pour s’adresser au lecteur, il utilise un « on » déstabilisant parce que diffus, impersonnel, un masque de plus se dit-on d’abord, mais il se transforme au fil des pages en couverture idéale pour s’affranchir de la censure et des tabous qui accompagne le « je » ou le « nous ». Grâce à ce on, il embrasse une liberté totale de parole et de ton.

Les courts paragraphes s’enchainent, le style est vif, nerveux, cru et parfois provocateur, on pense à Dustan, forcément. Serguei Shikalov mêle l’intime à l’universel, entrelace les souvenirs, les questionnements et les références pop, il devient le porte-voix d’une communauté réduite au silence mais qui espère encore vivre sa vie au grand jour, il explique les raisons de son départ mais fait surtout la promesse d’un retour.

Bonne lecture !

Sergueï Shikalov ©Emmanuelle MarchadourSergueï Shikalov ©Emmanuelle Marchadour