INCIPIT

La newsletter littéraire par Léonard Desbrières

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Par Léonard Desbrières
23 oct. · 2 mn à lire
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Mokhtar Amoudi, le bitume avec une plume

Plusieurs années d'écriture, un manuscrit envoyé par la poste sans trop y croire, Mokhtar Amoudi s'est présenté sur la pointe des pieds au club des romanciers. Aujourd'hui publié chez Gallimard, il est l'une des révélations de la rentrée littéraire. Un Dickens des cités qui renouvelle avec style le récit des banlieues françaises.

© Mohamed Bourouissa 2021 courtesy Loose Joints© Mohamed Bourouissa 2021 courtesy Loose Joints

Suprême NTM, Mafia K’1 Fry, Tandem, puis Booba et PNL : des années 90 à aujourd’hui, le récit de la vie de banlieue a longtemps fait office de chasse gardée pour les rappeurs et leurs plumes acérées. Mais avec La Haine (1995) et plus récemment Les Misérables (2019) ou Athena (2022), il est également devenu le terrain de jeu de jeunes cinéastes engagés, symbolisés par le collectif Kourtrajmé. Après un long silence coupable, comme si la littérature n’avait rien à faire dans les cités, c’est enfin au tour du roman de s’emparer de ce sujet de société brûlant. Dans les traces des défricheurs Rachid Santaki ou la Sagan des Banlieues Faïza Guène et son Kiffe Kiffe demain (2004), David Lopez, Diaty Diallo, Seynabou Sonko : une nouvelle génération d’écrivain au style radical et à la tête haute peint une grande fresque des banlieues, poétique, inspirée, bien loin des poncifs et des clichés des JT.

Aujourd’hui la famille s’agrandit et compte un nouveau membre : Mokhtar Amoudi. Les Conditions idéales, son premier roman, invité surprise de la liste du Goncourt et du Renaudot, est une des belles surprises de cette rentrée littéraire. Un récit d’apprentissage doux amer qui vise juste, bouleverse et tient le lecteur en haleine de la première à la dernière page. Une réécriture contemporaine d’Oliver Twist au pied des tours, sur le bitume, dans l’odeur de l’asphalte.

L’écrivain et son double

Le vrai Mokhtar Hamoudi porte un H à son nom, le romancier lui l’a fait disparaître, comme s’il voulait distinguer l’homme de l’artiste. Pourtant le roman ne cesse de semer le trouble entre réalité et fiction, entre vie vécue et vie imaginée. L’air rieur, Mokhtar Amoudi s’amuse de ce jeu autobiographique qui maintient le lecteur en éveil. Né en 1988 à Paris, il a lui aussi passé son adolescence en familles d’accueil « dans tous les départements de la petite couronne, d’habitats insalubres en pavillons, et surtout en cités ».

La banlieue, l’auteur y a grandi, il l’a arpentée de long en large avant de partir vers d’autres horizons et de grimper les échelons de l’administration. Des petits larcins au droit des affaires, du shit à la Blanche chez Gallimard, l’ascension sociale est impressionnante et ferait une belle histoire mais encore une fois, impossible de savoir à qui l’on a affaire réellement. Alors le mieux, c’est peut-être de se concentrer sur son roman.

Le Dickens des cités

Le double de papier de Mokhtar Amoudi s’appelle Skander. D’origine algérienne par ses deux parents, balloté entre les familles d’accueil depuis qu’il a deux ans, il atterrit un jour à Courseine, une banlieue parisienne fictive du 9-4. Recueilli par Madame Khadija, une femme que le jeune garçon trouve redoutable parce qu’elle profite de l’argent de l’Aide sociale à l’enfance, il découvre dans cette cité imposante, un monde à part où le rêve fricote avec le cauchemar. Passionné de lecture, obsédé par le dictionnaire dans lequel il trouve refuge parce qu’il lui apporte des certitudes réconfortantes, Skander est sans cesse tiraillé entre ses rêves d’ailleurs, l’ambition d’une vie meilleure et la tentation de l’argent facile que promet la délinquance et la drogue.

Marchant sans cesse sur une ligne de crête, évitant d’un côté un misérabilisme bien-pensant et de l’autre un cynisme bourgeois, Mokhtar Amoudi choisit plutôt l’humour et l’aventure. Si Les Conditions idéales est une satire sociale acérée qui s’attaque notamment au sujet épineux des enfants placés, si l’on peut voir dans ce livre une drôle d’autofiction qui s’amuse des apparences, c’est avant tout une œuvre bourrée de romanesque. A hauteur d’enfant, en caméra embarquée, le romancier retrace avec un style surprenant, mélange d’argot de quartier et de digressions savantes, la trajectoire chaotique d’un gamin qui doit apprendre à se construire seul. Dans Deux secondes d’air qui brûlent, Diaty Diallo choisissait La tragédie grecque pour raconter la vie des cités, Mokhtar Amoudi choisit lui l’épopée. Et on embarque dans la furieuse odyssée d’un gamin prêt à tout pour se sauver.

Bonne lecture !

©Francesca Montovani pour Gallimard©Francesca Montovani pour Gallimard