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La newsletter littéraire par Léonard Desbrières

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Par Léonard Desbrières
18 déc. · 5 mn à lire
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Drop it like it's hotte

Pour le dernier numéro de l'année, j'ai donné carte blanche à des potes, des collègues, des personnalités inspirantes de mon entourage pour me balancer leur reco de Noël.

Neige Sinno, romancière, autrice de Triste Tigre, Prix Femina et Prix Goncourt des Lycéens 2023

Il n'a pas voulu te tuer, il a voulu te marquer. Maintenant tu es miedka, celle qui vit entre les mondes.

Croire aux fauves de Nastassja Martin (Verticales, 2019) est un livre que j’aime offrir. C’est à la fois le récit d’une étrange aventure, un questionnement sur ce que peut être l’anthropologie, sur la quête de l’altérité, sur la possibilité de repousser les limites de nos mondes. Nastassja Martin y raconte, alors qu’elle était partie étudier des populations de chasseurs du Kamchatka, une rencontre qu’elle a faite avec un ours qui lui a déchiré le visage. Elle essaie de trouver un sens à cette expérience, par différents biais et surtout en y appliquant les connaissances qu’elle a acquises du monde animiste, en considérant que ce contact avec un non-humain lui a ouvert une porte sur une compréhension différente. L’anthropologue devient exploratrice des confins et nous amène avec elle au-delà de nos habitudes de pensée.

Manon Fleury, Cheffe du restaurant Datil à Paris

J'avalais de grandes quantités de nourriture et d'émotions. J'avais mes préférences - des familles qui venaient de loin et dont les plats étaient imprégnés des tourments du voyage.

Il manque dans la littérature française des textes qui creusent notre rapport intime à la cuisine et à la nourriture. Avec La Singulière tristesse du gâteau au citron, la romancière américaine Aimee Bender a réussi à capter cela. Une jeune fille développe un don. Dès qu’elle goûte un plat, elle ressent les émotions de celui qui l’a préparé. C’est une manière magnifique de raconter le geste du cuisinier. On met beaucoup de soi, de notre histoire, de nos sentiments dans notre cuisine.

Margaux Cassan, philosophe, écrivaine, autrice de Vivre Nu

Je sais à quel point cette histoire pourra semer de trouble et d’angoisse 

Ceux qui me connaissent savent ma passion pour Truismes, de Marie Darrieusecq, paru en 1996 chez P.O.L. Ce texte court, qui trouvé très péniblement un éditeur, raconte l’histoire d’une jeune femme employée dans une parfumerie qui, à force d’être réduite aux regards, aux gestes, aux intentions sexuels du directeur et des clients, se transforme littéralement en truie. Plus sensible à l’odeur de l’écorce et de la sève, armée de tétons supplémentaires, la narratrice compose avec sa bestialité, celle-là qui, dans sa pleine expression, n’arrivera jamais à concurrencer celle des hommes. Ce livre, dont on sent qu’il a été écrit dans l’urgence, est imparfait, nerveux, vaurien et dérangeant. Il a changé ma vie.

Jean-Felix Dealberto, producteur, cofondateur de Salle Commune

L'adoption transraciale, dans un pays qui traîne un passé colonial et esclavagiste non résolu, est une pratique qui expose les personnes adoptées, en particulier noires, à des violences individuelles et systémiques, y compris lorsque les familles sont aimantes et bienveillantes

A la première personne, Amandine Gay croise son récit autobiographique de personne noire adoptée sous X avec une réflexion sur les mécanismes liés à l'adoption. On alterne entre sa jeunesse dans une famille blanche du Beaujolais dans les années 1990 et une analyse politique de son vécu. Entre cuites adolescentes au pied du Mont Brouilly et race studies. Le rouge et le noir. On suit aussi son parcours tenace et éreintant pour accéder à sa propre histoire, bataillant contre le secret, l'administration française et la peur de ce qu'il y a ou non à découvrir. 

Ce livre s'inscrit dans son travail de chercheuse, de réalisatrice et de militante afroféministe mais la met cette fois au centre de l'étude.  Sa force c'est qu'en puisant dans la matière intime de sa vie, elle en extrait du politique. Et elle interroge des fondations qui se veulent immuables et qu'elle n'hésite absolument pas à secouer. L'idée centrale c'est que parler d'adoption et de "faire famille" c'est politique. Même géopolitique.  Une Poupée en Chocolat examine à la loupe le foyer "traditionnel", les conséquences très vivaces du colonialisme, la place du corps racisé dans l'espace français. Tout en racontant une histoire passionnante, crue, méconnue ou en tout cas mésentendue. 

Pour moi, c'est un livre fondamental

Déjà parce qu'il fait écho à mon histoire de personne noire adoptée.  Amandine Gay pose des mots précis et courageux sur des ressentis flous, des peurs mal enfouies, des sentiments à demi-formulés, des interrogations paralysantes que j'avais / j'ai. Ensuite parce qu'on nous propose une inversion du regard : le regard qui est porté sur les personnes adoptées racisées est souvent paternaliste, légèrement condescendant. Mais ici c'est nous qui scrutons ce regard, d'où il vient et comment il s'est construit. 

Une Poupée en Chocolat a une portée universelle évidente, mais aussi une valeur littéraire indéniable. Le style est vif, le récit tantôt chirurgical tantôt bouleversant. Et c'est de saison (Joyeux Noël) puisque parler d'adoption c'est parler de famille mais c'est aussi parler d'amour, de santé mentale, de lutte, de race et de justice sociale. 

Gaspard Koenig, philosophe et romancier, auteur de Humus, Prix Interallié 2023

Il douta un instant de la certitude du printemps, de la possibilité même de cette résurrection. Et du retour des percnoptères de leur retraite africaine, de la sortie de tanière des ours, du bourgeonnement des hêtres, comme si questionner ces éclosions leur restituait une valeur magique, et que, à l'égal des Mayas, il eût pu douter du retour du soleil chaque matin, de la course des saisons

Je conseillerais le livre sublime de Clara Arnaud, Et vous passerez comme des vents fous. Un roman au plus près des ours dans les Pyrénées. C’est un livre très recherché. Elle a passé du temps avec les éthologues. Elle maîtrise ce vocabulaire si particulier de l’estive. On est en immersion totale, on ne fait qu’un avec la nature, c’est envoutant.

Arthur Cios, Journaliste, chef de la rubrique cinéma et série du site Konbini

Ces événements ont pu se dérouler il y a fort longtemps, ou bien allaient-ils se produire dans un lointain futur ? Plus personne ne le sait vraiment. Au fond d'une ancienne vallée creusée par un glacier se trouvait un petit royaume oublié de tous.

Le voyage de Shuna, d'Hayao Miyazaki. Que l'on soit fan ou non du cinéaste japonais, il y a quelque chose d'émouvant à avoir entre les mains un de ces livre, datant de plus de 40 ans, mais qui était jusque-là inédit en France. Et où l'on trouve la source de ce que deviendra tout son œuvre, que ce soit par sa poésie, par ses thèmes, ou même son bestiaire. Le parfait cadeau de Noël cette année.

Morgane Ortin, Militante de l'intime, autrice, poétesse, créatrice du compte Amours Solitaires

Cher Paul, aujourd'hui 3 Mars, c'est l'anniversaire de mon enlèvement à Ville-Evrard, cela fait 17 ans que Rodin et les marchands d'objet d'art m'ont envoyé faire pénitence dans les asiles d'aliénés. 

La passionnante Correspondance de Camille Claudel pour redonner ses lettres de noblesse à cette sculptrice de génie qui a été complètement invisibilisee par Rodin et qui a connu un destin on ne peut plus tragique. Découvrir sa correspondance a été un électrochoc féministe pour ma part !

Julien Mignot, photographe

J'étais suspendu dans un dôme géant avec des milliers d'oiseaux qui décrivaient des cercles en petits groupes devant le drap noir des lointaines parois. Tout en me déplaçant lentement le long de la corde, j'avais l'impression de m'enfoncer dans une illusion dont j'allais bientôt faire partie intégrante au fur et à mesure que les distances devenaient de plus en plus absurdes et irréelles.

S’il existe un livre qui n’en est pas un, un livre qui ronge tout au point que seul le lecteur devient finalement spectateur de ses propres désirs et de ses propres obsessions qui s’animent à travers les mots de l’obscur auteur, c’est La Maison des Feuilles de Mark Z. Danielewski. Livre culte paru en 2000 et enfin remasterisé en France en 2022, La Maison des Feuilles est inqualifiable. Plusieurs récits se croisent, s’empilent se mêlent ; comme dans la vie, on s’ennuie de temps en temps, on est spectateur et on devient parfois acteur. C’est un livre qui vous possède et pas l’inverse. Il agit sur votre être entier à chaque fois que vous prendrez le temps de le relire.

Violette d’Urso, romancière, autrice de Même le bruit de la nuit a changé

 Pour Le Corps lesbien j’étais face à la nécessité d’écrire un livre entièrement lesbien dans sa thématique, son vocabulaire et sa texture, un livre lesbien du début à la fin, de la première à la quatrième de couverture. Je me trouvais par conséquent devant une double béance : celle de la page blanche que doivent affronter tous les écrivains lorsqu’ils commencent un livre, et une autre de nature différente : il n’existait aucun livre de ce genre.

Je dirais Le Corps Lesbien de Monique Wittig. J’ai eu envie de le lire après la lecture de Viendra le temps du feu de Wendy Delorme où elle cite quelques passages. J’ai été transportée par ce texte. Il est à la fois fluide et déchiré, doux et brutal. Tout est d’une infinie poésie. Elle parvient à une forme complètement nouvelle en faisant un texte qui rend pourtant honneur à des siècles de littérature. Elle parle d’un sujet aussi tellement important, on manque encore et toujours de témoignages de femmes et encore plus de femmes lesbiennes ! En plus de cela Monique Wittig était un personnage exceptionnel. Voilà à partir de 2023 je l’aurai sur ma table de nuit pour de longues années à venir !

Salomé Kiner, journaliste, romancière, autrice de Grande Couronne

Être romancière est, en réalité, une activité assez bizarre, je dirais presque excentrique. Elle consiste à passer une quantité de temps énorme, deux ans, ou trois, ou peu importe combien, enfermée seule dans un coin de ta maison, à inventer des mensonges. Autrement dit, à inventer un Russe roux qui n’existe pas, chaussé de souliers vernis qui n’existent pas, qui ouvre une porte en bois de noyer renforcée d’une barre de fer qui n’existe pas. Et c’est à imaginer ce genre d’âneries que tu consacres le meilleur de ton existence.

Le livre qui a illuminé ma fin d’année. Pourquoi écrit-on ? s’interroge la romancière espagnole Rosa Montero. Réponse : pour survivre à l’enfance, pour éponger les pertes, pour mieux comprendre ce qu’on vit, pour atteindre le sentiment océanique, pour lutter contre l’addiction, pour tenir le suicide à distance. Reine des images métaphoriques, tutoyant son lectorat pour mieux l’intégrer au propos, distribuant des citations et des exemples à tour de phrases, mais surtout érudite et espiègle, Rosa Montero nous offre une enquête cognitivo-littéraire dont on sort ragaillardie.

Manuelle Desbrières, ma maman, professeure de français

Leurs fils seront les premiers. Des enfants d'un nouvel âge. Les conquérants d'une nouvelle terre, au-delà des races, des deux races, d'aucune race, de l'espèce humaine simplement : un métissage uni, comme les notes qui se joignent pour former un accord

Ce roman relate la puissante histoire d’amour de Delia Daley, jeune femme noire américaine et David Strom, juif allemand fuyant le nazisme, mise à l’épreuve du racisme et de l’intolérance dans une Amérique ségrégationniste. Mais leur passion absolue pour la musique les hissent au dessus des tourments du monde et de ses fracas. C’est dans cet amour transcendant de la beauté de l’art qu’ils élèvent leurs trois enfants qui ,chacun à leur manière, devront trouver leur place dans une société fracturée qui les assigne à leur couleur de peau .Ce livre qui montre sans fard la violence du monde et la complexité de l’âme humaine est aussi un hymne à la beauté, capable de nous réenchanter . Eblouissant d’humanité , il interroge notre rapport à l’autre et au monde et fait de l’amour et la beauté les seules voies possibles vers l'union et la paix.

À méditer d’urgence en ce moment pour comprendre ce qui nous arrive et dépasser notre sentiment d’absurde et de révolte.

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