Un roman choral, une journée dans un master de stand-up de Chicago où la nécessité de faire rire se heurte aux peines qui nous habitent et nous empêchent. Drôle et bouleversant. La belle surprise de cette rentrée littéraire.
©Ivy League by Teruyoshi Hayashida
Chaque année au mois de septembre, on scrute les livres susceptibles de faire basculer les destinées. Soit parce qu’ils ouvrent la voie à un prestigieux prix de l’automne, soit parce qu’ils rassemblent tous les ingrédients d’un grand succès de librairie, soit encore parce qu’ils permettent l’éclosion d’un nouveau talent. Pour Camille Bordas, la donne est toute autre et on voit dans ce nouveau roman, déjà son cinquième, un moyen de rétablir une vérité que certains avait peut-être oublié : elle fait partie des jeunes plumes les plus talentueuses de notre littérature. Les plus originales aussi.
Camille Bordas ©YANN STOFER
Rien de plus grisant que de voir surgir au beau milieu d’un paysage littéraire formaté, un outsider qui balaye les codes. Après deux premiers romans écrits en Français, Les Treize Desserts en 2009 et Parties communes en 2011, Camille Bordas est partie s’installée aux Etats-Unis pour suivre son compagnon, Adam Levin, lui-aussi écrivain, à qui l’on doit deux récits punk à souhait, Les Instructions (2010) et Bubblegum (2019).
Là-bas, elle s’est lancée un pari fou : continuer à publier mais dans la langue de son pays adoptif, pour ensuite effectuer elle-même la traduction en vue d’une parution française. Après How to Behave in a Crowd en 2017 devenu Isidore et les autres (Inculte, 2018), la voilà qui réédite l’exploit avec The Material, roman acclamé Outre-Atlantique l’année dernière, venu aujourd’hui dérider la rentrée littéraire.
C’est à l’Université de Floride, au sein de l’atelier de « creative writing » qu’elle dirige, que Camille Bordas a eu l’idée d’écrire Des Inconnus à qui parler. Avec une question qui s’est mise à la tarauder. Si l’on va désormais à l’école pour apprendre à être romancier, peut-on enseigner sur les bancs de la fac les ficelles du rire et de l’humour, discipline spontanée, du rebond permanent et de l’instant capturé ? Avec un talent supplément audace, voilà donc notre frenchy qui se frotte au genre le plus anglo-saxon qui soit, le « campus novel » cher à David Lodge, Donna Tartt, Philip Roth.
Elle ajoute à cela une forme narrative électrisante : un récit choral à la troisième personne qui s’étale sur une journée, suivant profs et élèves d’un master imaginaire de stand-up de Chicago, improbable fabrique des humoristes de demain. Artie, le bellâtre trop beau pour être drôle ; Olivia, la misanthrope qui se raccroche à la scène ; Jo et ses vannes corrosives ; Phil et ses cas de conscience “woke” : un joyeux cirque qui n’échappe pas aux remous de la société et se retrouve bousculé par l’arrivée imminente d’un nouveau professeur, Manny Reinhardt, star de la comédie controversée, accusée de comportements déplacés.
Avec son style ultra-efficace et son rythme enlevé, superposant les scènes et les focales à la manière d’une série télé, Camille Bordas nous offre un pur condensé d’entertainment à l’américaine d’où jaillit la figure paradoxalement tragique de l’humoriste, condamné à faire rire, et ce malgré les angoisses qui l’habitent.
Elle en profite au passage pour nous offrir une radioscopie de l’époque méchamment réjouissante, se moquant autant du sérieux absurde déployé par un enseignement destiné à faire rire que des travers d’une société américaine en pleine déroute idéologique et morale. Derrière le vernis comique, on découvre ainsi une véritable réflexion sur la nature du rire, sa place dans la société, les interstices dans lesquels il peut ou ne peut pas se glisser.
On dit que le Prix Pulitzer Percival Everett est un grand fan du livre, l’analogie est toute trouvée. On pense en lisant ce livre à Effacement, son roman décapant, récemment porté à l’écran, dans lequel il raconte les tribulations d’un romancier noir américain pris au piège des préjugés raciaux du milieu de l’édition, en pleine quête de la bonne façon de raconter des histoires.
C’est fin, c’est frais, plus profond qu’il n’y paraît. Le mariage terriblement bancal et parfaitement jubilatoire du soap Un, dos, tres, du faux documentaire gonzo Inside Jamel Comedy Club et de La Tâche de Philip Roth. Why not ?
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