Plans Cultes #1

Cette semaine, on inaugure une nouvelle série consacrée aux monuments des littératures de genre. Des projets fous nés de l'esprit de créateurs détraqués. Il y a 25 ans, paraissait l’un des livres les plus terrifiants jamais écrits : La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski

INCIPIT
4 min ⋅ 28/03/2025

« Ceci n’est pas pour vous ». Quelques mots cinglants, définitifs, viennent déchirer le silence dès les premières secondes de lecture. Une première phrase comme une provocation ou pire encore un avertissement adressé à tous ceux qui comptaient franchir le seuil de La Maison des feuilles.

Ce crédo fatal, qui nous accompagne comme un fardeau tout au long de cette plongée littéraire en eau trouble, symbolise à lui seul l’ampleur de la tâche, la violence de l’expérience. À la manière de la Divine Comédie de Dante et de son “Toi qui entre ici abandonne tout espoir”, le livre nous déconseille de franchir son seuil. Se frotter à cette bête monstrueuse qui engloutit un à un ses lecteurs est un défi de taille. Pire, tenter en quelques paragraphe de résumer une œuvre inqualifiable, inclassable, qui ne se plie pas aux codes de la critique est un sacrilège...

De la légende de l’underground au best-seller planétaire

A la fin des années 90, un étrange manuscrit circule sur internet et crée un engouement sans précédent. Une communauté de fans se rassemble pour discuter de ce texte mystérieux, unique en son genre. Quelques versions papier circulent sous le manteau comme un objet de contrebande.

Il s’agit du premier roman d’un sombre inconnu, un certain Mark Z. Danielewski. Après douze ans d’écriture et plus de trente refus d’éditeurs, l’étudiant en cinéma américain a décidé en dernier recours de court-circuiter le réseau de distribution classique, d’imprimer lui-même quelques ouvrages pour les donner à son entourage et de faire fuiter La Maison des feuilles sur internet.

Si le buzz sur les forums commence à attirer le regard des éditeurs, c’est paradoxalement la sortie d'un film qui va enfin permettre au roman de Danielewski de voir le jour en librairie. En 1999, le succès du Projet Blair Witch consacre, dans le genre de l’horreur, la technique du “found footage”.

Ce procédé à la mode qui vise à faire croire que le film regardé par le public est une vieille cassette retrouvée sur les lieux du drame est également au cœur de La Maison des feuilles. Après de longues négociations, Pantheon Books rafle la mise et fait paraître le livre au tournant du nouveau millénaire. Nommé pour le prestigieux Bram-Stoker Award, il devient instantanément culte et se vend à plus d’un million d’exemplaires.

Prouesse narrative et chef-d’œuvre horrifique 

Pour décrire l'entreprise littéraire de l'auteur, l’image la plus communément utilisée est celle des matriochkas, ces poupées russes qui s’emboitent presque à l’infini dévoilant sans cesse de nouvelles réalités, plus petite, plus inquiétante.

L’histoire s’incarne d’abord dans la figure de Johnny Errand, un tatoueur de Los Angeles à la vie dissolue qui cherche une chambre à louer. Sur les conseils d’un ami, il se rend dans l’appartement d’un certain Zampano, un vieil homme récemment décédé. Au milieu des affaires du défunt, il découvre un étrange texte, une sorte de thèse académique consacrée à un mystérieux film, le Navidson Record. Navidson comme le nom de cette famille de Virginie au destin maudit.

Si l’on suit en trame de fond les pérégrinations de Johnny et qu’on découvre petit à petit l’existence de ce Zampano qui a voué sa vie à étudier la pellicule, le récit dévoile une troisième couche narrative plus vaste. Sans crier gare, Danielewski nous fait rentrer dans ce mystérieux film amateur et dévoile en image la terrible vérité qui a bouleversé la vie des Navidson...

Alors qu’ils viennent d’emménager dans leur nouvelle demeure, Will, Karen et leurs deux enfants découvrent un soir qu’une nouvelle pièce a surgi dans la maison… Après vérification, la vérité la plus étrange éclate : leur foyer est plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur. Alors qu’il franchit le seuil de cette chambre des secrets, un escalier se dévoile sous ses pieds, un escalier dont il ne parvient pas à voir la fin.

Will Navidson, ancien grand reporter, décide alors avec quelques compagnons de mener une expédition filmée pour documenter son exploration et percer les mystères de ce phénomène paranormal. Sans se douter qu’à chaque expédition, il pénètrera plus loin dans un enfer sans limite et condamnera lui et les autres à une mort certaine.

Perdus dans le labyrinthe de l'horreur

La Maison des feuilles offre une expérience de lecture unique en son genre, aussi jouissive qu’éprouvante. Souvent présenté comme un des récits les plus terrifiants jamais écrits, le chef d’œuvre de Mark Z. Danielewski peut s’appréhender comme l’ultime roman d’horreur. Les explorations successives de Will Navidson et sa bande dans les allées sombres et interminables du dédale caché au cœur de la maison offrent des scènes d’effroi qui restent à tout jamais gravé dans la mémoire.

Danielewski se sert de la fascination millénaire pour le labyrinthe et transforme son roman en laboratoire à fantasmes et en cauchemar psychanalytique. L’errance, la peur, la mort, voici ce qui attend quiconque franchi le seuil de ce royaume des ténèbres.

Peu à peu, la folie s’installe à tous les étages. Plus Johnny avance dans sa lecture des écrits de Zampano, plus il est happé par cette histoire dévorante. Plus Zampano progresse dans sa thèse, plus on découvre son obsession maladive pour le film, plus Will évolue dans le labyrinthe, plus il s’acharne à aller toujours plus loin.

La déconstruction du texte à l'intérieur du romanLa déconstruction du texte à l'intérieur du roman

Pour représenter son récit, Danielewski a même mis au point une structure graphique proprement hallucinante. Les notes de bas de page racontent à elles seules une autre histoire, des pages entièrement blanches surgissent avec juste un mot ou une phrase, des cases viennent se superposer et font dévier la narration, des photos ou dessins trouent parfois le texte, il arrive même qu’il faille tourner le livre dans tous les sens pour suivre la marche folle de l’écriture.

« Quand j'écris, l’air se raréfie, devient de plus en plus froid. J’alterne les moments de désorientation, et les accès de clarté. J’ai l’impression d’avoir à redéfinir mon moi, d’avancer dans une sorte d’écume quantique où je sais que je peux me perdre à tout jamais ».

Fiction vertigineuse qui rappelle parfois le Cloud Atlas de David Mitchell, La Maison des feuilles se rapproche aussi de l’entreprise borgésienne de La Bibliothèque de Babel en ce qu’il est une sublime mise en abîme de la puissance de l’imaginaire. Le romancier progresse dans l’écriture exactement comme Will dans son effroyable dédale. 

Slenderman, Creepypasta, Fondation Scp, La Maison des feuilles a eu une influence déterminante sur le milieu de l’horreur, notamment sur les légendes urbaines et les œuvres collaboratives qui pullulent sur internet. Objet de culte et sujet obsessionnel de la communauté geek, influence souterraine de la pop culture, le roman n’a pourtant jamais eu le droit à son adaptation.

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Par Léonard Desbrières

Journaliste littéraire et critique depuis presque dix ans au sein de la rédaction du Parisien, de LiRE Magazine Littéraire, de Konbini ou encore GQ, passé par La Grande Librairie, je m'intéresse de près à l'émergence des nouvelles voix romanesques qui incarneront la littérature de demain.

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