Bombe à fragmentation littéraire

Roman torrentiel, chaotique et fascinant, Un monde nouveau, partant d’une famille juive new-yorkaise, explore mille questions contemporaines, qui vont de la géopolitique à la filiation.

INCIPIT
3 min ⋅ 02/10/2025

©Julie Mack - Museum Of Fine Arts, Boston©Julie Mack - Museum Of Fine Arts, Boston

On a parfois l’impression que certains romans choisissent leur moment, décident consciemment d’entrer en scène à l’instant précis où leur histoire pourra retentir avec le plus de force.

Alors qu’on s’apprête à commémorer les deux ans de l’invasion de la bande de Gaza par l’armée de Tsahal, en représailles à l’attaque sanglante perpétrée par le Hamas le 7 Octobre 2023 ; alors que la famine et les bombardements s’abattent sans relâche sur un peuple palestinien acculé ; alors même que des voix s’élèvent partout en Israël et dans le monde pour mettre fin au massacre, l’écrivain américain de confession juive Jess Row, considéré comme une des étoiles montantes de la littérature Outre-Atlantique, fait d’un drame survenu au cours de cet interminable conflit, la clé de voute d’un roman à couper le souffle qui en l’espace de 500 pages, embrasse tous les combats et aspire toutes les angoisses de notre temps.

Familles, je vous hais !

En 2003, au cœur de la seconde Intifada, Bering Wilcox, fille d’une riche famille juive New-Yorkaise, est abattue par un sniper israélien alors qu’elle manifeste contre la colonisation illégale d’un village de Cisjordanie. Le roman débute par un poème testamentaire, comme une funeste prémonition qu’elle adresse à son frère. Son fantôme hante page après page le récit car sa mort fait office d’accélérateur de particules, de détonateur d’une implosion familiale qui couvait depuis longtemps.

Dans la famille Wilcox, je voudrais le père. Alexander, dit Sandy est un avocat du Midwest. Converti au judaïsme par amour, il s’est spécialisé dans les spoliations du patrimoine artistique détenu par les juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale. Mais sa carrière restera à jamais entachée par une fraude à grande échelle à laquelle il a contribué sans le savoir. La mère, Naomi, ex-femme de Sandy, est une géophysicienne de renom et l’auteure d’un best-seller éco-nihiliste. Aux côtés de leurs trois enfants, ils formaient la famille parfaite de la bourgeoisie de l’Upper West-Side puis tout a volé en éclat.

Jess Row @Beowulf Sheehan for The New York TimesJess Row @Beowulf Sheehan for The New York Times

Il y eut d’abord ce secret révélé par Naomi, celui de ses véritables origines, de son père noir, qui a profondément bouleversé ses enfants. Puis il y eut bien sûr la mort tragique de Bering en Cisjordanie. Deux coups de fusil pour sonner la fin de l’innocence et des illusions de ce petit monde de privilégiés. Depuis, Naomi vit recluse dans son laboratoire avec sa nouvelle compagne, Tilda. Sandy lui, se débat avec ses envies suicidaires. L’aîné, Patrick, s’est réfugié en Allemagne après avoir été moine bouddhiste au Népal. Winter a fait son droit et s’est engagé aux côtés des sans-papiers le long de la frontière. Menant leurs combats chacun de leur côté, d’accord sur rien, nocifs les uns pour les autres, les Wilcox parviendront-ils un jour à refaire famille ?

Jonathan Franzen rencontre Woody Allen

Comment ne pas penser, en plongeant dans les arcanes de ce roman choral labyrinthique, à Jonathan Franzen, auteur acclamé des Corrections. Jess Row déploie la même virtuosité pour entremêler les affres d’une famille dysfonctionnelle et la descente aux enfers d’un société américaine, d’un monde qui a perdu la tête. La guerre omniprésente, la crise climatique, l’identité raciale et religieuse, Donald Trump : tout y passe sans que jamais le roman ne prenne des airs de fourre-tout programmatique ou de manifeste bien-pensant.

Ses personnages sont dépassés, souvent détestables mais l’auteur s’y accroche, maltraite la linéarité du récit, s’affranchit de la chronologie pour plonger dans leur vie. Son histoire tentaculaire convoque tout un réseau de références qui tourbillonnent dans nos têtes. La désintégration cynique et déchirante de la cellule familiale rappelle la série Succession, la charge impitoyable adressé à l’Amérique est un hommage à Philip Roth.

Mais pour dire tout le bien qu’on pense d’Un monde nouveau, il faut aussi évoquer son style et sa composition. La langue est vive, décomplexée, la structure s’affranchit des normes au point de faire des brouillons de mails ou des échanges de SMS une composante essentielle du récit qui explose partout sur la page avec des changements brutaux de typographie.

Plus déroutant encore, plus savoureux aussi, Jess Row brise sans ménagement le quatrième mur en se muant en interprète du roman lui-même, qui chercherait à s’adresser à nous. Ainsi, au beau milieu des flux de pensée des personnages, surgissent des commentaires comme : « Imaginez-le tel qu’il est nous demande le roman » ou « Il raconte sa vie, la majeure partie en phrases isolées. Pas en paragraphes. C’est le roman qui les arrange en paragraphe pour qu’elles soient plus faciles d’accès, avec un commentaire ajouté ». Un procédé impertinent comme un écho à l’audace narrative des premiers films de Woody Allen.

De quoi nous donner l’impression d’être en contact direct avec l’entité romanesque. Un procédé original et jubilatoire. À l’image d’une œuvre étourdissante, parmi les grands romans de cette rentrée.

Bonne lecture !

Pour se procurer le livre :

Jess Row, Un monde nouveau, Albin Michel

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Par Léonard Desbrières

Journaliste littéraire et critique depuis presque dix ans au sein de la rédaction du Parisien, de LiRE Magazine Littéraire, de Konbini ou encore GQ, passé par La Grande Librairie, je m'intéresse de près à l'émergence des nouvelles voix romanesques qui incarneront la littérature de demain.

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