Avant une petite surprise pour le dernier numéro de la saison, un passage obligé, mes recos de lecture pour l'été et des livres qui ont marqué le début d'année.
Plus de 50 000 exemplaires écoulés, des réimpressions à la chaîne et une tournée médiatique qui n’en finit plus : en quelques mois, Mon vrai nom est Elisabeth a conquis tous les cœurs. Si la magie opère, c’est d’abord grâce à Adèle Yon, une jeune autrice qui détonne. Passionnée de cuisine et cheffe débutante, diplômée de Normale Sup et doctorante en histoire du cinéma, avec une thèse (inachevée) intitulée Fantasme de verre. Usages et représentations cinématographiques d’un médium, elle mêle la fougue aventureuse de la jeunesse et le sérieux statutaire de l’université. Un alliage qu’on retrouve dans son premier roman.
Pour rompre le silence familial qui règne autour de son arrière-grand-mère, lobotomisée dans les années 50 à cause de sa schizophrénie, la chercheuse utilise une méthode rigoureuse, croisant les archives et les entretiens avec ses proches mais injecte dans son récit une sublime verve littéraire, offrant un supplément d’âme à cette narration du réel. Une démarche littéraire passionnante et un combat intime transformé en sujet de société : qu’elle paraît simple la recette du succès.
Est-ce une mue définitive ou une simple bifurcation dans l’œuvre d’un romancier fasciné par les plus grands écrivains et aventuriers ? François-Henri Désérable est devenu le nouveau visage de notre littérature du voyage, prenant un malin plaisir à marcher dans les traces de ses illustres prédécesseurs pour voir de ses propres yeux si on se baigne deux fois dans la même rivière. Après L’Usure d’un monde, périple iranien calqué sur celui de Nicolas Bouvier, en plein mouvement « Femme, vie, liberté », c’est dans les pas du mythe Ernesto « Che » Guevara et de son acolyte Alberto Granado qu’il s’élance avec son enivrant Chagrin d’un chant inachevé.
À travers l’Amérique du Sud, de Buenos Aires à Caracas en passant par Valparaiso, puisant dans les carnets de routes écrits par le duo lors de son voyage à moto, il nous entraîne dans une équipée érudite, drôle et sauvage, saupoudrée comme toujours d’un talent rare pour la bonne phrase.
« Ma famille, mes amis s’inquiétaient : est-ce qu’il n’était pas temps que j’investisse dans la pierre ? Avec un peu de chance et un banquier indulgent, je pouvais peut-être m’endetter sur trente ans (mon âge à l’époque). Je n’en avais ni les moyens ni l’envie. Signant un acte de vente, j’aurais eu la sensation de signer mon propre registre d’écrou — et de voir ma liberté circonscrite à quelques mètres carrés. Et puis un appartement, ça se meuble ; aux meubles, il faudrait toujours préférer son sac de voyage. »
Si vous aimez les œuvres loufoques et dérangeantes qui tirent sur la corde du malaise, un conseil, jetez un œil à la collection Vice caché (autrefois Lot 49) qui, depuis 2004, rassemble les auteurs les plus barrés de la littérature anglo-saxonne comme William Glass, Thomas Pynchon, Brian Evenson ou Richard Powers. Nouvelle venue dans cette famille d’écrivains dysfonctionnels, Jessica Anthony nous régale avec un drôle d’objet littéraire de seulement 140 pages.
Un dimanche de novembre anormalement chaud, Kathleen, femme au foyer et incarnation de la middle-class américaine des années 50 ayant renoncé à ses rêves de gloire tennistique, décide d’aller se baigner dans la piscine de sa résidence. La journée passant, elle refuse catégoriquement de sortir de l’eau au grand dam de son mari, impuissant. Le récit d’une révolution aquatique, féministe et absurde, un retrait du monde qui rappelle Oblomov, chef-d’oeuvre nihiliste d’Ivan Gontcharov. Jubilatoire
Il fut un temps bien avant notre ère, le cinéma italien régnait sur terre. Francisco Piccolo, romancier transalpin couronné du Prix Strega en 2014 pour Il desiderio di essere come tutti, pas encore traduit en France, scénariste acclamé pour la mini-série italo-américaine L'Amie prodigieuse et surtout pour ses nombreuses collaborations avec Nanni Moretti (Le Caïman, Mia Madre), fait revivre cet âge d’or avec un récit ultradocumenté et diablement envoutant.
La Bella Confusione raconte le combat des chefs qui a secoué le septième art au cœur des années 60. Une rivalité entre deux réalisateurs entrés dans la légende : Federico Fellini et Luchino Visconti. Cette lutte intestine au cœur du cinéma italien nous est livrée à travers le regard d’un autre monument, une actrice dont le regard et les rôles ont envouté toute une génération : Claudia Cardinale. Entre 1962 et 1963, la jeune femme est très convoitée et mène de front deux tournages : 8 1/2 de Federico Fellini et Le Guépard de Luchino Visconti. Des films devenus cultes dont les tournages houleux furent le symbole de l’affrontement artistique entre deux génies.
En puisant dans la correspondance de l’époque, en exhumant notes, journaux intimes et interviews, en relatant certains témoignages et en relayant les rumeurs et légendes, Francesco Piccolo peint la fresque d’une époque bénie faite de monstres sacrés aussi sublimes que tourmentés. Un grand livre sur du grand cinéma qui ferait un très bon film.
Avant de se consacrer, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à la rédaction en chef de l’excellente revue Kometa, qu’elle a co-fondée, pour « raconter le monde là où il bascule », Léna Mauger s’est d’abord passionnée pour le Japon avec un reportage lauréat de la bourse Lagardère intitulé Toyota City mais surtout avec une enquête à couper le souffle que les Arènes ont aujourd’hui la bonne idée de rééditer.
Accompagné sur le terrain du photographe Stéphane Rémael, elle a voulu comprendre un étrange phénomène qui gangrène depuis des années la société nippone, les « johatsu », ces quelques 100 000 personnes par an qui font le choix de disparaître sans laisser de trace. Dans un pays où la pression sociale est telle que l’échec est comparable à la mort, elle a remonté la trace de ces fantômes qui ont préféré abandonner jusqu’à leur identité plutôt que de subir la honte et la disgrâce promis par un système vicié.
1975, dans les Ozarks, région sauvage au cœur des Etats-Unis. Après avoir sauvé d’une agression la star du lycée, Patch McCauley, jeune garçon fantasque et borgne, disparaît. Son t-shirt, maculé de sang est retrouvé dans une forêt alentour. Le Shérif lance les recherches, mollement, et l’affaire s’enlise. Seule Saint, conductrice de bus scolaire et proche de l’adolescent continue à se débattre pour dénicher une piste, précipitant sa vocation d’enquêtrice.
307 jours plus tard, le garçon réapparaît comme par enchantement. Mais loin d’être une fin, son retour sonne comme le début d’un long trauma et d’une enquête qui va s‘étaler sur plus de trente ans, à la poursuite d’un prédateur terrifiant. Entre enquête haletante, radiographie d’une communauté et drames intimes si longs à cicatriser, Chris Whitaker déploie une fresque à l’ambition démesurée, déchirante de part en part et qui va bien au-delà du polar.
En plus de quinze ans et presque autant de livres, Stéphanie Des Horts est devenue la reine incontestée de la biographie romancée. L’actrice Rita Hayworth, incarnation fatale du glamour Hollywoodien dans les années 40 ; Doris Delevingne, la papesse des Années Folles anglaises qui depuis son lit gouvernait le Royaume-Uni ou encore Amy Elizabeth Thorpe, nom de code Cynthia, légende de l’espionnage britannique pendant la Seconde Guerre Mondiale : son œuvre est un savoureux trombinoscope littéraire des grands et surtout des grandes de ce monde, des héroïnes sulfureuses et scandaleuses qui ont su se frayer une place parmi les hommes.
Le Couple Bessette-Kennedy, incarnation du Quiet Luxury
Elle s’attaque cette fois à la socialite américaine Carolyn Bessette et au couple mythique qu’elle formait avec John John, fils de John Fitzgerald Kennedy. Au cœur de ces années 90 fulgurantes, qui font rimer glamour et excès, leur beauté insolente et leur vie de rêve fascinent mais en coulisse c’est la descente aux enfers sous fond de drogue et d’adultère. Avant le crash qui choquera l’Amérique tout entière et coûtera la vie à ces amants maudits.
Dix ans de silence romanesque, un détour par l’autofiction, on craignait qu’Armistead Maupin n’ait définitivement fait ses adieux à la géniale famille « pas biologique mais logique » du 28 Barbary Lane qui peuplaient les pages de ses Chroniques de San Francisco, monument en dix tomes de la littérature américaine et porte étendard de la communauté queer.
Quelle ne fut pas notre joie alors de voir la joyeuse bande se recomposer de l’autre côté de l’Atlantique. Dans un manoir cossu des Cotswolds, dont son héroïne Mona Madrigal vient d’hériter, l’auteur détourne avec jubilation la comédie à l’anglaise, le roman gothique, l’enquête policière à la sauce Agatha Christie et s’amuse du décalage entre l’ambiance désuète, so british et l’érotisme débordant de ses personnages singuliers. Un roman réjouissant qui saute à pieds joints dans l’époque en portant un regard neuf et acéré sur le sida, le féminisme et la sororité, les nouvelles manières de jouir et de s’aimer.
Cette année, Pauvert, l’enfant terrible des lettres françaises, éditeur historique du Marquis de Sade et de Georges Bataille est revenu de l’enfer et a choisi comme nouvelle égérie sulfureuse Esther Teillard, 23 ans seulement. Dans un premier roman aux accents autobiographiques, Esther Teillard raconte son arrivée aux Beaux-Arts de Cergy, elle l’adolescente marseillaise à l’érotisme exacerbé qui très tôt s‘est confrontée au regard des hommes.
De la misogynie ordinaire, celle des sifflets des gamins du Panier aux fausses apparences mais aux vraies perversités de l’intelligentsia parisienne, elle s’élance dans une croisade émancipatrice au nom d’une féminité assumée. Loin des récits de soi feutrés, aux airs de ne pas y toucher, Carnes pousse les potards à fond, déploie une poésie crue magnétique et fait dans l’autofiction sans concession.
Géraldine Mosna-Savoye, productrice et animatrice de l’émission de culture générale « Sans oser le demander » sur France Culture se lance avec cet essai pop et savoureux dans une périlleuse opération de réhabilitation. Dans un monde encore marqué par les idéaux virils de robustesse, de dureté ou de solidité, elle entend rendre ses lettres de noblesse au mou et en faire un nouvel idéal.
La morve, les tentacules d’une pieuvre, la mozarella et même l’impuissance sexuelle, elle dissèque avec un humour décapant l’image dégoutante, presque dégénérée renvoyée par les objets mous qui nous entourent. Elle s’attaque également aux images d’Épinal comme celle de l’ado léthargique ou du politique incapable d’agir. Elle déconstruit surtout une à une les nombreuses réflexions philosophiques et littéraires, de Tocqueville à Barthes en passant par Sartre, qui ont fait de cette état le pire des défauts. Et si, parce qu’il est aussi synonyme de souplesse, de fluidité et de douceur, parce qu’il est insaisissable et dissident, le mou devenait le moteur d’une nouvelle révolution sociétale ?
Tout le monde garde son calme. On se croirait dans un film de Georges Lautner, Jacques Becker ou d’Henri Verneuil. D’ailleurs on verrait bien Lino Ventura, Jean Gabin ou Bebel dans le rôle-titre. Hiver 1979. Victor Bromier noie son licenciement dans un rade de Lyon. Accoudée au zinc, il tombe soudainement sous le charme de Corine, une militante communiste prête à tout pour mener sa révolution. L’amour donne des ailes et notre ancien représentant en parapluie, petit bourgeois tendance droitard, s’élance la fleur au fusil dans une lutte des classes rocambolesque dont il ne mesure pas encore les conséquences.
Avec ce roman pulp délicieusement vintage et cette tragi-comédie endiablée, Dimitri Kantcheloff confirme tous les espoirs placés en lui après Vie et mort de Vernon Sullivan et rend un hommage savoureux à toute une époque et à une veine du polar aussi impertinente que divertissante.
Naples, son histoire et ses croyances, la lutte des classes, l’éveil du désir et la fin de l’innocence : comment ne pas comparer le premier roman de Monica Acito avec la saga littéraire la plus acclamée de ces dernières années, L’Amie Prodigieuse d’Elena Ferrante. Mais la jeune écrivaine de 32 ans est le fruit de l’ère du temps et pousse les potards à fond pour embrasser une littérature plus brute et sans concession.
Avec une poésie trash où la cruauté dispute à la tendresse, elle bâtit une chronique familiale fantasque et violente. Essoré par une mère pétrie de mysticisme, blessé par un père, caricature du riche notaire, qui ne supporte pas son homosexualité, terrifié par une sœur possédée par d’étranges démons, le jeune Uvaspina ne sait pas comment exister. Et le drame d’une passion contrariée va finir de l’achever.
C’est bien connu, les meilleurs conteurs de L’Ouest sont italiens. Dans la lignée de Sergio Corbucci, Tonino Valerii et surtout Sergio Leone, la sainte trinité du western spaghetti, l’écrivain transalpin multirécompensé Alessandro Baricco s’amuse, pour son grand retour, à détourner les codes d’un imaginaire quelque peu passé de mode pour l’emmener ailleurs et lui conférer un supplément d’âme.
Si l’on retrouve dans son roman tous les poncifs du genre, les Indiens, les saloons et les règlements de compte à coup de colt, son héros déjoue toutes les attentes. Shérif et as de la gâchette redouté, Abel Crow est surtout un homme en plein doute existentiel, qui ne supporte plus sa condition. Et la fresque épique de se métamorphoser en chevauchée introspective, spirituelle et philosophique où les grands penseurs mais aussi les femmes font office de guide. Conquête de l’Ouest et conquête de soi.
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