Deux premiers romans troublants, parus coup sur coup ce printemps, font de la douleur et de ses remèdes le moteur d'une littérature qui pense et panse les plaies de notre époque.
Il en aura fallu du temps pour que les romanciers arrêtent de se boucher le nez au moment d’évoquer la téléréalité, comme si les rêves futiles d’amour, gloire et beauté de certains êtres fragilisés ou d’autres plouks dégénérés n’avaient pas droit de cité en littérature.
Du Réelle de Guillaume Sire, peinture des illusions perdues d’une jeune fille de province qui voit dans sa participation à Graine de stars, l’espoir d’une autre vie au Girfriend on Mars de Deborah Willis, comédie potache de science-fiction imaginant un programme « entre Survivor et Star Trek » à la recherche du couple idéal à envoyer sur la planète rouge, en passant bien sûr par Téléréalité d’Aurélien Bellanger, portrait d’un Rastignac du PAF ressemblant furieusement à Stéphane Courbit, le créateur de Loft Story, on a vu émerger depuis quelques années des œuvres tantôt naturalistes ou inventives, à la fois drôles et cruelles, se servant de ces programmes voyeuristes comme d’un puissant révélateur des affres de la société.
C’est dans cette lignée que se situe Laura Chomet, en plaçant au cœur de son premier roman une téléréalité intitulée Les Nouveaux Guérisseurs, dont la promesse est de soigner les pires phobies avec une méthode radicale, une prise en charge par des prétendus spécialistes infiltrés qui agissent dans la vie du patient sans qu’il ne soit mis au courant.
Si Jenna, 26 ans, serveuse dans un bistrot parisien, est accro à l’émission et se passionne pour le sort du candidat de la nouvelle saison, Denis, agoraphobe et claustrophobe, c’est justement parce qu’elle aussi est atteinte d’un mal qui n’en finit plus de la ronger et qu’elle définit avec philosophie comme une « inquiétude à l’idée d’exister ». Hypocondriaque de dernier degré, elle prend rendez-vous quatre fois par semaine chez sa généraliste, voit son numéro blacklisté par SOS Médecin et se réveille chaque nuit avec l’intime conviction d’une mort imminente.
Si dans la première partie du livre, l’autrice définit avec justesse la cruauté de cette psychose ainsi que la violence du regard d’autrui, prompt à considérer cette maladie comme une lubie, elle fait subitement glisser son récit vers la comédie noire grinçante.
Au détour d’un énième rendez-vous médical, on diagnostique à Jenna un cancer de l’estomac et étrangement, la jeune femme s’en réjouit. Elle est persuadée que son émission préférée l’a sélectionné et que cette maladie, inventée de toute pièce, est une première épreuve pour la tester. Dès lors, tout ce qui lui arrive dans l’existence est examiné à l’aune de ce programme dont elle connaît les moindres secrets. Gabriel, le bel épicier qui s’est épris d’elle et la pousse à se dépasser ? Un agent infiltré. L’opération chirurgicale prévue dans quelques semaines ? Une épreuve finale.
Avec un récit doux-amer, touchant et maîtrisé, Laura Chomet donne à lire une sorte de Truman Show inversé dans lequel une femme est intimement persuadée d’être l’héroïne d’une téléréalité au point de voir sa vision d’elle-même et du monde entièrement reprogrammée. Et si paradoxalement, ce placebo tragique réussissait à la sauver ?
En lançant il y a tout juste un an, chez Gallimard, la revue Aventures, avec un premier numéro brûlant, consacré à l’écriture du sexe et des textes de Joffrine Donnadieu, Victor Dumiot ou Esther Teillard, Yannick Haenel a poursuivi l’entreprise entamée par son maître et ami Philippe Sollers dans L’Infini, celle d’une insurrection littéraire et poétique contre le corsetage de la langue menée par les plumes les plus talentueuses et les plus impertinentes de la nouvelle génération.
Aujourd’hui, il enfonce le clou avec une collection du même nom, sorte de tremplin et d’espace de liberté totale pour des écrivains bien décidés à repousser les frontières du roman. Le même jour, viennent de paraître les deux premiers ouvrages de la série, comme un manifeste de la révolution en marche. Un monologue labyrinthique signé Julien de Kerviler et surtout un objet littéraire hypnotique et non-identifié dont l’autrice Rose Vidal, n’a pas encore 30 ans.
Drama Doll. Prononcez le titre un peu trop rapidement et vous pourriez confondre avec Tramadol, l’opioïde le plus prescrit en France. Tout sauf un hasard quand on sait que l’autrice se passionne depuis longtemps pour la question de la douleur. Elle en fait d’ailleurs l’obsession de ce premier roman déroutant, écrit lors d’une résidence à la Villa Medicis de Rome.
Devenue le réceptacle de la souffrance des autres, Rose Vidal s’est lancée dans une traque sociétale et poétique. Avec ses amis, elle s’interroge sur la représentation de la douleur dans l’art. Aux côtés d’un neurologue qui traite la douleur en auscultant son opposé, l’insensibilité, elle cherche à comprendre sa signification pour le corps mais aussi pour l’esprit. Comment la quantifier, la verbaliser ? Comment apaiser celle des autres sans se consumer ? Autant d’interrogations qui s’incarnent dans les entretiens qu’elle mène avec des proches, habitées par toutes les formes de la douleur, comme Emmanuelle, la mère qui a perdu un de ses jumeaux à la naissance, Benoit, l’artiste malade ou Loris, héritière d’une ligne de femme meurtrie.
Du point de vue du style, la révolution annoncée tient ses promesses. Rose Vidal jongle avec le langage, triture et dissèque les mots, elle maltraite la typographie, ajoute au texte des photos, des dessins, des captures d’écran, offrant à son roman une forme insaisissable, à l’image de sa quête qui prend finalement une autre tournure.
Car plus que la douleur, il semblerait que ce soit ses remèdes que Rose Vidal veuille interroger. Les « painkillers » qu’on ingurgite jusqu’à l’addiction pour taire nos souffrances mais surtout l’anesthésie mentale dans laquelle nous nous sommes réfugiés pour justifier notre inaction face à l’effondrement du monde. La nouvelle garde a décidé d’embrasser la douleur et d’en faire un moteur. « Je suis de la génération qui ne souffre plus » clame Rose Vidal comme un mantra et une provocation.
Bonne lecture !