Ballade irlandaise

Les publications de ces derniers mois sont formelles : la littérature irlandaise domine le monde

INCIPIT
5 min ⋅ 18/03/2025

Sally Rooney ©Jonny L Davies

Sally Rooney, Intermezzo (Gallimard)

Avec Conversations entre amis et Normal People, parus coup sur coup en 2017 et 2018, et tous deux adaptés en série par la plateforme Hulu, Sally Rooney est devenue la nouvelle star mondiale de la littérature et l’icône de la génération Y, une Jane Austen 2.0 qui dissèque dans ses histoires sensibles, charnelles et violentes les fragments d’un nouveau discours amoureux. Alors forcément, la parution de son quatrième roman, lors de la dernière rentrée littéraire, faisait figure d’événement.

Intermezzo : aux échecs, un coup inattendu, créant une menace qui ne peut être ignorée

Ivan, jeune et brillant joueur d’échecs qu’on qualifie aisément d’”autiste”. Peter, trentenaire, juriste à succès et redoutable tombeur. Deux narrateurs, deux frères que tout oppose, ébranlés par la mort de leur père et qui tentent chacun à leur manière de se reconstruire. Avec la même virtuosité, ce regard clinique, parfois cruel, qu’elle déployait pour ausculter les rouages des idylles naissantes, des triangles amoureux ou même des ménages à quatre, Sally Rooney offre une touchante radioscopie du lien fraternel, sorte d’évidence complexe qui vous accompagne toute votre vie. Mais elle n’en oublie pas son obsession première, Désir, passion et sexe s’invitent à la fête alors que nos deux héros forgent des expériences très différentes de l’amour.

Paul Lynch, Le Chant du prophète (Albin Michel)

Comme un signe de l’inquiétude qui rôde et de la colère qui monte, la dystopie a déserté les mondes futuristes pour s’ancrer violemment dans le présent. Les lendemains qui déchantent ont laissé la place à l’aujourd’hui qui déraille. En racontant avec un hyper-réalisme dévastateur, le glissement progressif et fatal de l’Irlande dans le totalitarisme à travers les yeux d’une mère de quatre enfants dont le mari syndicaliste disparaît soudainement, Paul Lynch alerte sur la fragilité des démocraties et l’impuissance de ceux qui la constituent. Toute ressemblance avec la réalité… Un brûlot politique implacable et éprouvant, couronné du Booker Prize l’année dernière.

Edna O’Brien, Country Girls (Sabine Wespieser)

En 1960, dans la très pieuse et misogyne Irlande, une trilogie romanesque signée par une jeune femme de trente ans, un récit d’apprentissage féministe sulfureux vient faire trembler l’establishment au point que la toute-puissante Église catholique condamne son autrice pour immoralité et organise des autodafés publics de son oeuvre. Le mythe Edna O’Brien est né.

Dans Filles de la campagne, Seule et Félicité Conjugale, elle retrace sur plusieurs décennie, l’histoire de Kate, son double de papier. Sa jeunesse irlandaise, dans une ferme qui périclite, son amitié avec Baba, petite peste aussi attachante que dangereuse, leur calvaire dans un couvent aux accents dickensien dont elles se feront renvoyer avec fracas et puis l’arrivée à Londres, la grande vie mais aussi et surtout un mariage raté : on est soufflé par ce tourbillon autoficitonnel dont émane un incroyable vent de liberté.

Admirée par tous les monstres sacrés de la littérature, au premier rang desquels Philipp Roth, amant supposé, qui la considérait comme la plus grande autrice anglophone de son temps, souvent pressentie pour le Nobel de littérature, Edna O’Brien s’est éteinte l’année dernière et n’a jamais bénéficiée en France de la même aura. Pour réparer cette injustice, son éditrice et grand amie Sabine Wespieser vient de faire paraître dans une sublime édition cette trilogie, joyau de la littérature irlandaise.

Nicole Flattery, Rien de spécial (L’Olivier)

Pour intituler son premier roman Rien de Spécial, il faut un sacré culot et une bonne dose de talent. Ça tombe bien, Nicole Flattery a les deux. La romancière irlandaise nous plonge en immersion dans les coulisses de la Factory, symbole du bouillonnement culturel du New-York des années 60 mais fait le pari du pas de côté en faisant de Mae, dix-sept ans, dactylo débutante du studio, la narratrice de son histoire. Aux côtés de Shelley, sa collègue et nouvelle amie, cette petite main arrivée là par hasard devient la témoin privilégiée et la spectatrice médusée du génie à l’œuvre autant que de la folie en marche. En recueillant les propos d’Andy Warhol, en retranscrivant ses conversations avec les artistes mais surtout avec ses égéries, elle-aussi contribue à écrire la légende.

Karl Geary, Juno et Legs (L’Olivier)

C’est l’histoire d’une relation qui ne dit pas son nom. Le titre original annonce Juno Loves Legs, le titre français joue lui plutôt la carte du mystère et dit Juno et Legs. Et pour cause, c’est tout l’objet de cette grande fresque et de ce roman d’apprentissage à deux têtes.

Pour Juno, l’enfance a tout d’un chemin de croix. Avec ses parents qui se disputent continuellement et son père qui passe ses journées au pub à se saouler, elle se sert de l’école comme d’un exutoire en faisant les 400 coups. Un jour, elle se dresse contre ses camarades qui s’attaquent à un petit blondinet. Juno et celui qu’elle a rebaptisé Legs ne se quitteront plus sans jamais parvenir pour autant accorder leur violon ni tout à fait sceller leur union.

En trois temps, de leurs douze ans à leur majorité, on suit les deux adolescents dans le Dublin des années 80, sous fond de catholicisme tout puissant, de misère, d’alcoolisme et de violence. Une trame classique mais portée par une langue magique, bourrée de bons mots et de métaphores savoureuses. Une fresque bouleversante dédiée à tous les enfants perdus. Du Charles Dickens sous Guinness au son féroce et désabusé de The Smiths.

Colin Barrett, Fils prodigues (Rivages)

Autre raison de s’emballer pour cette jeune garde qui croque avec une poésie crue les affres de la nouvelle génération, Colin Barrett s’apprête à marquer de son empreinte le printemps littéraire. Dans Fils prodigue, il met en scène une histoire de truands à la petite semaine, de prise d’otage laborieuse et raconte la solidarité d’une communauté pour payer une rançon démesurée. À mi-chemin entre les romans noirs poisseux, sous tension de Denis Lehane et les tragicomédies de Ken Loach, une drôle de ballade irlandaise.

Claire Keegan, Ce genre de petite choses (Le Livre de Poche)

Avec ses précédents romans, l’Irlandaise Claire Keegan nous avait habitués à des portraits de femmes touchantes, désireuses de s’affranchir du joug masculin pour goûter à la liberté et savourer un désir retrouvé. Avec Ce genre de petites choses, court roman inspiré d’une histoire vraie, celle du Couvent de la Madeleine, elle se met cette fois dans la peau d’un homme et en fait le témoin révolté des drames silencieux du patriarcat.

En ce froid mois de décembre 1985, au cœur de l’Irlande, Bill Furlong, marchand de bois et de charbon se tue à la tâche pour nourrir sa famille et entame sa tournée matinale par une livraison dans le couvent voisin. Parce qu’un modeste commerçant ne peut se permettre d’être regardant avec ses clients, il a jusqu’ici toujours fait fi des rumeurs selon lesquelles les sœurs du Bon Pasteur tiendraient dans cette maison de Dieu une prison à ciel ouvert pour exploiter les filles de mœurs légères. Mais la découverte ce matin-là, dans la réserve à charbon, d’une jeune femme traumatisée va finalement le convaincre de se muer en preux chevalier.

Avec ce conte glaçant, Claire Keegan oppose à la noirceur de l’âme humaine un personnage inoubliable, à la bonté sincère devenu par la force des choses un héros. Un chef-d’oeuvre porté à l’écran par Enda Walsh dans un film qui sortira le 30 avril prochain avec, selon les premières critique, un Cillian Murphy en état de grâce.

Michael Magee, Retour à Belfast (Albin Michel)

Il avait pourtant réussi à s’enfuir pour s’offrir la chance d’un ailleurs et d’une autre vie. Parti étudier la littérature à Liverpool, Sean Maguire est forcé de revenir chez lui, à Twinbrook, quartier ouvrier de Belfast, gangrené par la misère, la colère et la défonce. Sa mère, ancienne femme de ménage abimée par une vie de labeur, percluse de douleur, s’est mise à reproduire en peinture des photos d’animaux dénichés sur Internet et espère les vendre à la chaîne. Son frère aîné Anthony et ses potes d’enfance s’anesthésient à coup de shot de whisky et de rails de coke pour oublier leur job miteux et mettre en sourdine traumatisme et désespoir.

Sean est à deux doigts de sombrer à nouveau mais s’accroche. Grâce à Mairead, son amour d’adolescence, peut-être la dernière personne à croire en leur bonne étoile. Grâce surtout à une quête dans laquelle il s’est lancée, partir sur les traces de son père qui l’a abandonné. Avec un réalisme brut et brutal, Michael Magee raconte une jeunesse laminée, victime résignée d’un déterminisme social écrasant. Dans un pays rongé par la crise économique, encore marqué au fer rouge par les « Troubles », il peint un sordide ballet de défonce et de débrouille d’où émerge une fine lueur d’espoir : grâce à l’amour et à l’art.

Bonne lecture !

Pour se procurer les livres :

Sally Rooney, Intermezzo

Paul Lynch, Le Chant du prophète

Edna O’Brien, Country Girls

Nicole Flattery, Rien de spécial

Karl Geary, Juno et Legs

Colin Barrett, Fils prodigues

Claire Keegan, Ce genre de petite choses

Michael Magee, Retour à Belfast

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Par Léonard Desbrières

Journaliste littéraire et critique depuis presque dix ans au sein de la rédaction du Parisien, de LiRE Magazine Littéraire, de Konbini ou encore GQ, passé par La Grande Librairie, je m'intéresse de près à l'émergence des nouvelles voix romanesques qui incarneront la littérature de demain.

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