Le Mystère Jean-Christophe Grangé

Jean-Christophe Grangé : enquête de reconnaissance

INCIPIT
5 min ⋅ 21/02/2025

©Joël Saget / AFP

Drôle d’exercice, on doit bien le concéder, que de se lancer dans le portrait d’un écrivain qui figure depuis déjà de longues années parmi les auteurs français les plus couronnés de succès. De nombreux journalistes se sont déjà penchés sur le cas Jean-Christophe Grangé, tentant de percer les secrets d’un des rois du polar mais on a l’impression tenace qu’il continue à régner un malentendu sur l’homme comme sur le romancier. C’est donc pour le dissiper qu’on s’est lancé bille en tête dans ce papier.

Mais autant le confesser, un entretien avec Jean-Christophe Grangé est difficile à appréhender. Parce que l’écrivain traine une réputation d’ours mal léché. Pourtant, un allo jovial vient immédiatement souffler notre inquiétude. On lui confie, au détour de la discussion, la crainte qui nous animait : « On se fait souvent une fausse image de moi » s’amuse-t-il à l’autre bout du fil « On s’imagine que comme j’écris des histoires terribles, sanglantes, je suis un vampire ou je ne sais quel monstre froid. Dans la vie, je suis tout l’inverse de mes romans ». Quelques minutes au téléphone et déjà une première méprise de balayée. Quelles autres surprises l’auteur nous a-t-il réservé ?

La Mauvaise réputation

Comme si le temps s’était arrêté, on ramène souvent Jean-Christophe Grangé au roman qui l’a consacré. Il faut dire que Les Rivières Pourpres, son deuxième livre, paru en 1998, a été un tel succès qu’il a durablement marqué les esprits. Cette enquête sordide, dans les Alpes françaises, mêlant mise en scène macabre et rituel religieux a préfiguré, d’une certaine façon, un genre qui encore aujourd’hui déchaîne les passions, le polar ésotérique, symbolisé plus tard par Dan Brown et son Da Vinci Code (2003).

Et pendant longtemps, Jean-Christophe Grangé se plaît à creuser ce sillon. Dans ses romans suivants, Le Concile de Pierre (2000) ou même L’Empire des loups (2003) où il cultive cette aura mystique mais aussi, sans le vouloir, à travers ses nombreuses collaborations pour porter ses œuvres à l’écran.

L’adaptation des Rivières Pourpres par Mathieu Kassovitz, la suite nanardesque imaginée par Olivier Dahan, le film lunaire L’Empire des loups signé Chris Nahon et l’atroce blockbuster de Guillaume Nicloux tiré du Concile de Pierre contribuent à lui coller définitivement cette étiquette de chantre du frisson grand spectacle. Une réputation qui, dans l’esprit germanopratin, l’éloigne de la littérature.

Quand on pose la question des adaptations à Jean-Christophe Grangé, le romancier semble d’ailleurs lucide et résigné : « Je suis un amoureux de cinéma donc dès qu’on me contacte, je suis emballé. Puis, je repose un pied dans ce monde compliqué où tout le monde interfère, où les enjeux dépassent de très loin les considérations artistiques et je me rappelle le chaos, la perte totale de contrôle. Aucune de ces adaptations ne m’a convaincu, loin de là ».

D’autant qu’en France plus qu’ailleurs, il est difficile de s’extraire des cases qu’on vous a attribué. Pourtant, pendant près de dix ans, Jean-Christophe Grangé se démène et multiplie les enquêtes haletantes aux quatre coins du monde, La Ligne noire (2004) en Asie, un continent qu’il connaît bien et qu’il adore, La Forêt des Mânes (2009) en Amérique du Sud ou encore le diptyque Lontano (2015) - Congo Requiem (2016) en Afrique.

Amoureux fou d’écriture, obsédé par l’exploration du mal sous toutes ses coutures, le romancier balaye les médisances et se remet sans cesse à l’ouvrage : « Je suis un artisan. Tous les jours de l'année, qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il neige, je m’assois à mon bureau et j'essaye de raconter une histoire. C’est la seule chose qui compte pour moi ». Une régularité et une passion romanesque contagieuse qui séduit une communauté de plus en plus large mais creuse d’une certaine manière le fossé avec le milieu littéraire.

Dans le bureau du patron

Alors qu’il truste à chaque parution les premières places des ventes, il demeure dans une sorte d’angle mort critique. Une situation qui l’a longtemps excédé et qu’il résumait dans une interview accordée au magazine LiRE : « Pour les littéraires, je suis un auteur de polar, et pour la pseudo-élite du polar, je suis un mec à best-sellers. Je flotte dans les limbes des best-sellers ». Aujourd’hui, il tempère ses propos : « J’ai quand même eu plein de bons papiers même si bien sûr, une frange de la presse m’a toujours royalement ignoré. Et encore, j’ai l’impression que les choses sont en train de changer ».

Une histoire dans l’Histoire

Si depuis quelques années, l’image du romancier a évolué, c’est parce que son œuvre a soudainement basculé vers autre chose. Cette mue porte un nom, le polar historique, et s’incarne dans un livre, Les Promises (2021). « Pendant très longtemps, j’ai eu peur de me frotter à l’Histoire à cause de l’exigence et du sens du détail que cela demandait » se rappelle-t-il aujourd’hui « Mais cette exploration du nazisme me hantait depuis trop longtemps ».

En plongeant dans le Berlin de 1939, sur les traces d’un tueur en série qui pourchassent les grandes Dames du Reich, il façonne un de ses livres les plus aboutis, aussi passionnant du point de vue de la reconstitution que maîtrisé du point de vue du suspense. Surtout, il a un déclic. Ancien grand reporter, il est à l’image des héros qu’il se plaît à croquer, un fin limier, un enquêteur né qui adore fouiller dans les archives : « ce travail de recherche mais aussi la façon dont on le transforme en matière romanesque, ça me passionne ».

Au détour de la discussion, il nous confie une autre raison qui motive ce retour vers le passé : « J’éprouve une forme de lassitude par rapport à notre époque et à l'invasion de la technologie dans les procédures policières, qui nous éloigne de l'enquête comme moi je l'aime, avec une dimension humaine, un mec qui tape aux portes et pas un type derrière un ordinateur ou en blouse blanche qui analysent des échantillons ».

Jean-Christophe Grangé est un admirateur de polar vintage. Comme les héros de son idole James Ellroy, il aime les flics à l’ancienne, clope au bec, argotiers, des rois de l’interrogatoire dotés d’un bon réseau d’indics.

©Cyril ZANNETTACCI pour Le Monde©Cyril ZANNETTACCI pour Le Monde

Autre point commun avec le maître du noir américain, cette envie nouvelle de peindre, à travers les époques, la grande fresque de sa ville natale. Avec Le Dahlia Noir, L.A Confidential et plus récemment Les Enchanteurs, Le « Demon Dog » offre un mausolée littéraire à Los Angeles, il compte bien faire de même avec Paris. Après les révoltes étudiantes de Mai 68, le maoïsme et les premières heures de la vague hippie dans Rouge Karma, Jean-Christophe Grangé poursuit aujourd’hui avec Sans Soleil sa chronique de la capitale et nous plonge dans le Paris noctambule des années 80, au cœur d’une communauté gay frappée de plein fouet par l’épidémie de Sida.

Les Derniers jours du Disco

Un roman en deux tomes, près de 1000 pages, deux époques en miroir mais un seul et même tueur qui court toujours. Sur le papier, le projet donne l’eau à la bouche. D’autant que pour la première fois, le romancier puise directement dans l’intime : « J’avais 20 ans au début des années 80, j’ai arpenté le Palace, les Bains douches, j’ai été le témoin de ce basculement, de l’ivresse de vivre au grand saut dans le vide qu’a représenté l’apparition de la maladie ». C’est dans ce contexte tragique, sublimement recréé, à la manière d’un reportage où l’on croise des figures bien réelles comme Willy Rozenbaum, un des découvreurs du sida, que Jean-Christophe Grangé fait surgir son enquête.

Le roman débute en 1982. Alors que les premiers cas de ce qu’on appelle encore « le cancer gay » se multiplie, Un tueur sévit dans les clubs homosexuels de la capitale, découpant ses victimes à la machette. Pour démasquer le meurtrier, Patrick Swift, un drôle d’oiseau de la brigade criminelle s’associe à Daniel Ségur, docteur attitré de la communauté gay, et à Heidi, meilleure amie de la première victime.

Andy Warhol au Palace ©Francis Apesteguy

Une association originale et désaccordée, une autre marque de fabrique de l’auteur, le meilleur moyen selon lui de raconter une époque et d’observer les faits « en trois dimensions ». Leur traque va les emmener loin, très loin dans l’underground parisien jusqu’à un face à face fatal avec celui qu’ils pensent être le tueur. À moins que depuis le départ, notre trio fasse erreur. C’est tout l’objet du second tome dont la noirceur n’a d’égal que le plaisir morbide du lecteur.

À force de reconstitution méticuleuse, d’enquête dévorante et de langue ciselée, Jean-Christophe Grangé poursuit son entreprise de réhabilitation au point même d’abattre les cloisons entre le polar et la « blanche ». Hors de question cependant, d’entendre parler de reconversion.

Quand on évoque le cas Olivier Norek et son coup de poker lors de la dernière rentrée littéraire, il rétorque : « Avec Les Guerriers de l’hiver, il a tourné le dos au polar pour jouer la course aux prix, je serais incapable de faire ça. Je continuerais encore et toujours à creuser le mal qui sommeille en chacun de nous. C’est d’ailleurs tout le sujet de mon prochain livre, une sorte d’autobiographie, pas pour raconter ma vie mais pour tenter de disséquer cette obsession. Je suis persuadé que mon attrait pour le mal est intimement liée à mes origines très particulières… » On n’en saura pas plus. Le roi du polar sait ménager le suspense.

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Par Léonard Desbrières

Journaliste littéraire et critique depuis presque dix ans au sein de la rédaction du Parisien, de LiRE Magazine Littéraire, de Konbini ou encore GQ, passé par La Grande Librairie, je m'intéresse de près à l'émergence des nouvelles voix romanesques qui incarneront la littérature de demain.

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