Plans Cultes #2

Deuxième épisode de notre série consacrée aux monuments des littératures de genre. Des projets fous nés de l'esprit de créateurs détraqués. Aujourd'hui deux sommets de subversion et de gore made in USA.

INCIPIT
4 min ⋅ 17/06/2025

©Robert Mapplethorpe©Robert Mapplethorpe

Contrairement à ce que vous pourriez lire plus bas, il arrive que le hasard fasse bien les choses. Troublante coïncidence, paraissent à quelques semaines d’intervalles, deux suites de deux classiques des littératures de genre qui ont marqué de leurs sales pattes l’histoire du roman contemporain. Plongée en eaux troubles.

Luke Rhinehart, L’Homme-dé (1971)

1971, George Cockcroft alias Luke Rhinehart, un psychiatre américain dont on ne sait rien publie L’Homme-dé, un texte aussi jubilatoire que subversif qui va devenir l’œuvre culte de toute une génération. Son héros porte son nom, lui aussi est psychiatre et part en croisade contre nos vies étriquées, toutes tracées, avec un remède radical : jouer le reste de son existence au dé. Laissant chacune de ses décisions au bon vouloir de la chance, il fait de cette loi du hasard une religion autant qu’un prétexte pour satisfaire ses pulsions. Car très vite, le vieux dégueulasse s’enfonce dans un délire porno carabiné et une soif de violence, sans cesse justifiés par les dés.

Mais cette descente aux enfers est surtout prétexte à une formidable réflexion sur la liberté. “Le syndrome du dé” se répand comme une traînée de poudre et notre anti-héros devient la cible numéro 1 du FBI. Et si, avec sa petite provocation, le Dr Rhinehart avait inventé un moyen d’en finir pour toujours avec la civilisation ? Quant au portrait à charge des Etats-Unis, il n'a pas pris une ride : «Américain de naissance et d'éducation, j'avais le meurtre dans la peau.»

Avec son goût assumé pour la provocation, cette histoire est devenu un objet de fascination pour les grandes icônes du rock. La légende raconte que pendant un temps, les Stones ont joué les décisions du groupe au dé. Talk Talk, les rois de la New Wave britannique, ont même rendu hommage à l’oeuvre de Luke Rhinehart dans leur plus grand tube, Such a shame.

“The dice decide my fate
That's a shame
In these trembling hands
My faith tells me to react, I don't care
Maybe it's unkind that I should change
A feeling that we share”

Au cinéma, L’Homme-dé fait office de fantasme ultime. Tous les réalisateurs, de Cronenberg à Tarantino ont été un jour associé à un projet d’adaptation, des acteurs comme Jack Nicholson, Bruce Willis ou encore Nicolas Cage ont déclaré publiquement leur rêve d’incarner le Dr. Rhinehart mais rien n’y a fait. Reste seulement un clin d’oeil assumé, au coeur d’un autre chef-d’oeuvre de perversité, le Nymphomaniac de Lars Von Trier, dans lequel l’héroïne utilise un dé pour décider de ses relations avec les hommes.

Et la suite ?

50 ans plus tard, on découvre en France une suite initialement publiée en 1993. Comme son nom l’indique, Le Fils de l’Homme-dé raconte le prolongement de cette folle histoire du point de vue du rejeton. Larry s’est construit aux antipodes de la mélodie du hasard. Trader millionnaire, bientôt marié avec la fille de son patron, il mène la vie rêvée du yuppie roi des 90’s. Mais lorsqu’il apprend que le FBI a peut-être retrouvé la trace de son père, il décide de se mêler à la traque, pour régler ses comptes avec ce gourou qui n’a jamais cessé de le hanter. Moins profonde mais tout aussi sulfureuse et enlevée, un bonbon acidulé.

Brian Evenson, La Confrérie des mutilés (2008)

Ancien mormon qui a renié sa communauté pour l’écriture, Brian Evenson sait tout du poids de la secte, des ravages de l’embrigadement et des sacrifices qu’il faut consentir pour s’émanciper. Cette douleur intime, le maître de l’imaginaire, connu notamment pour ses romans de SF, l’a transformé en matière à fiction. Climax d’une oeuvre sans concession où l’horreur dispute à l’imagination, La Confrérie des mutilés est un des romans les plus gore et les plus dérangeants qui puisse passer entre vos mains.

Depuis sa confrontation sanglante avec « le gentleman au hachoir », lors de laquelle il a dû lui-même se trancher la main et cautériser la plaie sur une gazinière pour mettre fin aux agissements du tueur, le détective Kline n’est plus qu’une ombre. Mais alors qu’il est prêt à renoncer à la vie, il est soudainement kidnappé par deux drôles de personnages, dont le corps est truffé de prothèse et recouvert de bandages.

Gous et Ramse sont membres d’une confrérie, une secte d’amputés volontaires qui échangent le savoir et le pouvoir contre la chair. Dans cette société secrète les règles sont claires : plus vous consentez à vous séparer de certaines parties de votre corps - orteils, doigts, pieds, jambes, bras, oreilles, oeil, sexe - plus vous grimpez dans la hiérarchie.

Aline, un homme tronc qui grâce à ses multiples sacrifices est devenu maître suprême, a été assassiné. Son meurtre n’a pas encore été révélé et Kline, avec sa main tranchée, est l’infiltré idéal pour découvrir la vérité. Mais entre machination politique, branche hérétique et sacrifices forcés, le job s’annonce des plus risqué.

Ce qui fascine dans La Confrérie des mutilés, c'est sa capacité à exposer les rouages de l'endoctrinement de façon implacable. Kline, à force de côtoyer des croyants complètement inébranlables dans leur conviction, finit par s’habituer à une réalité insupportable, à en devenir malgré-lui un rouage. Le vilain défaut qui, sans cesse, le pousse plus loin dans les entrailles du mal ? La curiosité. Monument de macabre et de glauque, on y retrouve une fascination pour un body-horror qui repousse les limites, un goût pour la violence poussée à l’absurde et justifiée par la religion et ses mythes bidons.

Et la suite ?

Avec un savoureux tragique de répétition, Membre fantôme commence exactement comme le premier opus. À peine revenu de l’enfer, plus en proies que jamais à ses démons, Kline est ramassé par la police dans un état de clochardisation et jeté en prison. Un détenu aux doigts et à l’oreille coupés ne tarde pas à le reconnaître et lui intime de “rentrer au bercail” pour une nouvelle mission. Cette fois, il doit démasquer une autre groupuscule de de la Confrérie, un clan de femmes qui tronçonne les hommes en deux et les congèle en attendant l’apparition d’un membre fantôme, transcendance suprême. La conclusion réussie d’un joyau dégoulinant, à la croisée du roman gothique, de Kafka et de Fight Club.

Bonne lecture !

Pour se procurer les livres :

Luke Rhinehart, L’Homme-dé, Aux Forges de Vulcain

Luke Rhinehart, Le Fils de l’homme-dé, Aux Forges de Vulcain

Brian Evenson, La Confrérie des mutilés, Rivages

Brian Evenson, Membre fantôme, Rivages

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Par Léonard Desbrières

Journaliste littéraire et critique depuis presque dix ans au sein de la rédaction du Parisien, de LiRE Magazine Littéraire, de Konbini ou encore GQ, passé par La Grande Librairie, je m'intéresse de près à l'émergence des nouvelles voix romanesques qui incarneront la littérature de demain.

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