Passé décomposé

Chroniques uchroniques : plongée en immersion dans un sous-genre méconnu de la science-fiction

INCIPIT
5 min ⋅ 04/06/2025

©Evelyn Bencicova©Evelyn Bencicova

La Servante Écarlate, Hunger Games, Silo : à l’heure où la SF s’obsède à envisager le pire du futur et ne voit plus que par le prisme de la dystopie, désormais fournisseuse officielle de blockbusters hollywoodiens, l’envie nous a pris de célébrer l’uchronie. Un gros mot pour désigner ces œuvres qui dessinent un autre futur à partir d’une bifurcation significative du passé. Leur mot d’ordre : et si ? En réécrivant l’Histoire, cette famille d’écrivains un peu barrés s’offre un terrain de jeu et d’expérimentation sans limite, le rêve ultime de tout romancier.

Louis Napoléon Geoffroy-Château. Vous vous attendiez à un pionnier un peu plus déjanté ? Et pourtant, c’est lui qui, en 1836, s’est aventuré en premier dans ces contrées. Avec Napoléon et la conquête du monde, il imagine la destinée glorieuse de l’Empereur s’il avait échappé à la tragique retraite de Russie. Un simple pas de côté et c’est toute la machine à fantasme qui se met en branle.

L’œuvre illustre déjà les traits caractéristiques du genre et notamment sa dimension politique. Parce que réécrire l’Histoire à volonté pose la question des angoisses de nos sociétés. Si vous aviez le pouvoir de modifier le cours du passé, par quel événement vous commenceriez ?

Du Point Godwin en science-fiction

Dans quel État serait le monde si Hitler avait gagné la guerre ? Les romanciers de l’imaginaire ont tendance à creuser les mauvaises pensées qui viennent les traverser. La Seconde Guerre Mondiale et ses conséquences hantent certaines des plus grandes uchronies au premier rang desquels, le chef-d’œuvre incontesté du genre, Le Maître du haut château de Philip K. Dick.

Publié en 1962, le roman imagine que la tentative d’assassinat du président des Etats-Unis, Franklin D. Roosvelt a réussi et plongé le pays dans le chaos. Il dépeint une Amérique vaincue, occupée à l’Ouest par l’armée japonaise et à l’Est par l’armée d’Adolf Hitler, vieillissant mais toujours en vie. Vingt ans après la capitulation de 1948, la société américaine tente de se relever et l’on suit l’avènement d’une résistance clandestine. Juliana se retrouve en possession d’un étrange livre, Le Poids de la Sauterelle, qui raconte un monde où les Alliés auraient gagné la guerre en 1945. Elle s’élance alors sur la piste de l’auteur de ce trésor inestimable, une uchronie dans l’uchronie susceptible de faire renaître l’espoir.

Comme toujours chez Philip K. Dick, on retrouve cette dimension mystique qui confère un supplément d’âme à ses histoires. C’est d’ailleurs l’un des forces de l’uchronie, elle n’est que le point de départ du récit. Chaque auteur peut ensuite faire dériver le roman vers d’autres rives.

Prenez Fatherland (1992) de Robert Harris et vous obtiendrez une uchronie matinée de polar. 1964. L’Europe toute entière est sous le joug nazi. Dernière force d’opposition, Les Etats-Unis s’apprêtent à rendre les armes. Leur président, Joseph Kennedy, le père de John Fitzgerald, doit se rendre à Berlin pour conclure une alliance avec le Reich, synonyme de fin du monde libre. Mais les meurtres en série de plusieurs dignitaires nazis viennent perturber les préparatifs d’une paix fragile.

Dans un tout autre style, Philip Roth se sert de l’uchronie comme d’un décor à une chronique familiale et sociétale étouffante. Lui-même narrateur du Complot contre l’Amérique (2004), Il avait sept ans en 1940, il imagine la défaite de Franklin D. Roosvelt aux élections présidentielles contre le candidat surprise des Républicains, Charles A. Lindbergh, héros national, aviateur de génie mais surtout sympathisant nazi. À travers les yeux d’un enfant, on suit les tourments d’une famille juive ballotée au gré du saccage de l’idéal américain. Un texte qui cogne fort à l’heure du second mandat de Donald Trump.

Et si Adolf Hitler avait choisit la peinture ?Et si Adolf Hitler avait choisit la peinture ?

En contrepoint à la gravité du sujet, d’autres romanciers ont fait le pari du récit décalé en se focalisant sur les jeunes années d’Adolf Hitler, avant que le mal ne se matérialise. C’est le cas notamment d’Eric-Emmanuel Schmitt avec La Part de l’autre (2001), qui nous plonge dans « la minute qui a changé le cours du monde » soit le moment précis où le jury de l'École des beaux-arts de Vienne a recalé le jeune peintre. L’auteur propose en miroir une biographie romancée du Führer et le récit uchronique de la vie d’Adolf H., artiste sensible et pacifiste militant. Si seulement.

Dans Rêve de fer (1972), Norman Spinrad nous livre lui une version alternative plus surprenante encore. Adolf Hitler a émigré aux Etats-Unis après la Première Guerre Mondiale et est devenu écrivain de science-fiction. Toute sa haine, il la déverse dans ses romans et plus particulièrement dans une œuvre intitulée Seigneur du Svatiska qui raconte dans un monde ravagé par une catastrophe nucléaire, peuplé de mutants, le combat d’un homme pour préserver la pureté génétique des hommes. Longtemps interdite en Allemagne, cette satire féroce est une parodie jubilatoire de tout un pan de la science-fiction et de l’uchronie elle-même.

Empires galactiques

L’autre grande obsession du genre remonte bien plus loin. Irrésistible objet de fascination, l’Antiquité est devenue un terrain de jeu privilégié pour les romanciers qui fantasment des cités et des Empires éternels survivant à la modernité et même à la robotisation ou la conquête spatiale.

Dès 1939, Lyon Sprague de Camp écrit De peur que les ténèbres, dans lequel un américain transporté par la foudre dans le passé, en 535 apr. J.-C., essaye de protéger l’Empire romain des invasions barbares et de la décadence grâce à tout un tas d’inventions anachroniques. Dans Roma Aeterna (2003), Robert Silverberg postule lui aussi un Empire qui défie les âges. Du VIème siècle jusqu’aux années 2000, il imagine à travers plusieurs récits et plusieurs protagonistes, l’histoire parallèle d’une Rome qui prolifère à travers les siècles, empêchant tour à tour l’irruption du christianisme et de l’Islam, survivants aux révolutions et embrassant les inventions de la modernité comme l’automobile.

Mais le grand écrivain de l’uchronie antique, c’est Romain Lucazeau. Publié en 2016, son space-opera en deux tomes, Latium, imagine une humanité qui a succombé à l’Hécatombe et un monde d’automates intelligents qui a recrée dans l’espace les bases d’une civilisation antique.

Plus vertigineux encore, Vallée du carnage, paru lors de la rentrée littéraire, met en scène un futur où de vieilles puissances se partagent le monde. Carthage à l’Ouest, Le Royaume Perse au centre et la Dynastie Han à l’Est : un équilibre fragile qui vole soudainement en éclat à la suite d’une manœuvre militaire ressemblant à s’y méprendre à l’invasion de L’Ukraine. Des ors des palais aux tranchées maculées de sang, se dévoile une tragédie empruntant autant à Sophocle qu’à Corneille, où se fracassent le destin d’acteurs illustres ou anonymes, tous rouages de cette nouvelle guerre mondiale où les royaumes anciens se sont parés des plus meurtrières innovations technologiques. Game of drones.

L’Histoire avec une grande hache

Il fallait bien conclure notre voyage en uchronie par une galerie d’œuvres loufoques qui réécrivent l’Histoire avec une grande hache. Un an avant Fahrenheit 451, Ray Bradbury s’est frotté au genre dans une nouvelle restée célèbre, Un coup de tonnerre (1952).

Son récit s’amuse des vases communicants entre uchronie et voyage dans le temps. 2055, Eckels se rend dans une agence de voyage un peu particulière pour réaliser son rêve : remonter 60 millions d'années en arrière et découvrir les dinosaures. Une consigne seulement : ne jamais altérer son environnement. Mais au milieu de son aventure paléolithique, effrayé par un tyrannosaure, le héros trébuche et sort des sentiers battus. De retour dans le présent, il découvre que beaucoup de choses ont changé. Et pour cause, le papillon qu’il a écrasé a totalement altéré sa réalité.

Sous la plume de Stephen King, 22/11/63 est une uchronie qui s’écrit sous nos yeux et qui raconte la folle destinée de Jake Epping, professeur d'anglais propulsé en 1958 après s’être glissé dans une faille temporelle. Son obsession : modifier certaines de ses décisions personnelles mais surtout empêcher le drame qui a marqué son époque : l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy.

Obsédée à l’idée de réécrire ses mythes, la littérature uchronique américaine s’est d’ailleurs beaucoup emparée de cet épisode. Il faut lire Voyage de Stephen Baxter, légère uchronie aux grandes conséquences dans laquelle J.F.K, en survivant à son assassinat, devient le fer de lance d’une incroyable conquête spatiale qui emmènera l’homme sur Mars dès 1985.

Le mot de la fin pour un roman singulier, inclassable, une œuvre qui symbolise la liberté créative d’un genre jubilatoire pour l’écrivain comme pour le lecteur, La Vénus anatomique de Xavier Mauméjean. Dans un XVIIIème siècle aux accents steampunk, en pleine exaltation des Lumières, un grand concours est organisé pour faire évoluer l’humanité. Une équipe de choc, les Avengers scientifiques de l’époque composé de l’inventeur et mécanicien Jacques Vaucanson, du médecin Julien Offroy de la Mettrie, de l’anatomiste Honoré Fragonard et du grand connaisseur des mystères du corps, le séducteur Casanova, s’élance dans un projet fou. Mais en cherchant à bâtir l’Adam du futur, c’est la nouvelle Eve qui apparaît sous leurs yeux. Signe incontestable que la femme est l’avenir de l’homme.

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Par Léonard Desbrières

Journaliste littéraire et critique depuis presque dix ans au sein de la rédaction du Parisien, de LiRE Magazine Littéraire, de Konbini ou encore GQ, passé par La Grande Librairie, je m'intéresse de près à l'émergence des nouvelles voix romanesques qui incarneront la littérature de demain.

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