La Série Noire fête cette année ses 80 ans. L’occasion de revenir sur la destinée grandiose d’une collection culte du polar, devenue l'obsession du septième art.
« Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la Série noire ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains. L'amateur d'énigmes à la Sherlock Holmes n'y trouvera pas souvent son compte [...] On y voit des policiers plus corrompus que les malfaiteurs qu'ils poursuivent. Le détective sympathique ne résout pas toujours le mystère. Parfois, il n'y a pas de mystère. Et quelquefois pas de détective du tout...Mais alors. Alors, il reste de l'action, de l'angoisse, de la violence ».
En 1948, trois ans après la création de La Série Noire, son fondateur Marcel Duhamel, personnage haut en couleur, acteur de petites comédies, noceur et dandy mais aussi traducteur, éditeur de génie, explique dans un manifeste ce qui fonde l’identité de la plus culte des collections du polar. D’emblée, il annonce une révolution et promet une série d’œuvres qui vont bousculer l’ordre établi au sein d’une littérature policière corsetée, encore prisonnière de ses traditions.
Car au mitan du XXème siècle le roman policier se résume encore bien souvent à un « whodunit », un cluedo romanesque menée de main de maître par un détective doté d’une intelligence hors du commun. Ses incarnations illustres se nomment Sherlock Holmes, qui apparaît pour la première fois sous la plume de Conan Doyle en 1887, Hercule Poirot, créé par Agatha Christie en 1920 ou en France le Rouletabille de Gaston Leroux et le Commissaire Maigret de Georges Simenon.
David Suchet, le seul Hercule Poirot digne de ce nom
La Série Noire, qui doit son titre au grand ami de Marcel Duhamel, un certain Jacques Prévert, s’avance avec une idée en tête. Le polar sera social ou ne sera pas. Fini les manoirs feutrés du « cosy mystery », place à la rue. Le héros devient un homme comme les autres avec ses failles et ses vices, il endosse surtout le rôle du guide dans les méandres d’une société viciée qui engendre ses propres monstres.
L’important dans l’intrigue n’est plus de savoir qui commet le crime mais pourquoi on commet le crime. Et pour souligner la quête obscure qui s’annonce, la collection se dote d’une esthétique particulière, qui marque les esprits : une pochette cartonnée sur fond noir avec une lisière blanche et un titre en jaune.
En octobre 1945, paraissent les deux premiers livres de cette folle aventure, La Môme Vert-de-gris et Cet homme est dangereux de Peter Cheyney. Suivront James Hardley Chase avec Pas d'orchidées pour Miss Blandish, du noir qui flingue et qui tabasse. Un début en fanfare avec deux auteurs britanniques et un paradoxe car la Série Noire s’est d’abord forgée une réputation grâce à la littérature américaine.
Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, les Etats-Unis ont la côte. Le libérateur suscite tous les fantasmes et sa culture envahit soudainement la France. Marcel Duhamel compte bien surfer sur la vague et offrir à des auteurs qu’il a déjà traduit un nouvel écrin pour faire éclater leur talent.
En quelques années, la Série Noire publie Un linceul n’a pas de poche d’Horace McCoy (1946), Le Grand sommeil de Raymond Chandler (1948, traduit par Boris Vian et sa femme Michèle) et Le Faucon Maltais de Dashiell Hammett (1950), signant l’entrée au catalogue d’un trio de légendes considérées comme les piliers fondateurs de ce qu’on appelle aujourd’hui le roman noir.
D’autres auteurs américains devenus des monstres sacrés du polar viendront au fil des années garnir les rangs de la Série Noire. Chester Himes, le grand peintre de la condition afro-américaine publie en 1958 son chef-d’œuvre, La Reine des pommes, premier tome du cycle de Harlem.
Jim Thompson et ses enquêtes trash infusées par de sa propre vie, publie en 1966 Le Démon dans ma peau, peut-être le roman criminel le plus brûlant et les plus radical jamais écrit, porté à l’écran bien des années plus tard par Michael Winterbottom avec un Casey Affleck habité (dans son propre rôle ?)
Jérôme Charyn, Elmore Leonard ou encore Harry Crews se joindront à la fête mais l’épopée américaine s’essouffle peu à peu sous le coup d’une nouvelle lubie développée par Marcel Duhamel mais surtout par ses successeurs après sa mort en 1977 : faire émerger les nouvelles voix du polar français.
Le premier titre français à être publié par la Série Noire est un roman signé par Albert Simonin, qui restera dans les annales grâce à son adaptation, réalisée par Jean Becker avec dans le rôle-titre Jean Gabin. Touchez pas au grisbi (1953) raconte les déboires de deux malfrats qui avaient pourtant réussi le coup de leur vie et pose les bases de ce que sera La Série Noire française pendant 20 ans : de l’argot, de l’humour et de la violence.
Mais la rupture sera consommée au cours des années 70 alors qu’émerge un nouveau sillon français au cœur de la Série Noire, une jeune génération de romanciers et d’autres aspirations pour le policier, avec un nom : Le Néo-Polar. En façonnant des ambiance glauque et violente, ce sous-genre dissimule derrière des enquêtes souvent accessoires, une dénonciation de la société contemporaine, avec cette fracture sociale toujours plus grande et ces scandales politiques toujours plus affligeants.
Avec cette plongée dans le monde des marginaux et des exclus, en ville, dans les banlieues, on traque sans ménagement les racines du mal en mettant en scène des tueurs en série effrayants, des psychopathes comme des incarnations de notre tragique condition humaine.
C’est bien sûr Jean-Patrick Manchette qui fait figure de pionnier. Militant d'extrême gauche, proches de l'Internationale situationniste avec Guy Debord, le marseillais, adorateur de Dashiel Hammett entre à La Série Noire en 1971 avec Laissez bronzer les cadavres ! écrit à quatre mains Jean-Pierre Bastid mais surtout avec L'Affaire N'Gustro, roman dans lequel il narre la vie d'Henri Butron, voyou, barbouze d'extrême droite, plongé en plein cœur d’une affaire inspirée de l'enlèvement et de l'exécution de l’opposant socialiste à la couronne Marocaine, Ben Barka.
Parmi ses chefs-d’œuvre, on citera Le Petit Bleu de la côte Ouest (1976) dans lequel il conte les déboires de Georges Gerfaut, un cadre commercial mal dans sa peau, incarnation de la violence des sociétés libérales, qui devient le témoin gênant d’un meurtre mais surtout La Position du tireur couché (1981), récit glaçant de la retraite impossible d’un tueur à gage prisonnier de son milieu.
Dans la lignée de Manchette, c’est toute un groupuscule d’énervés du polar qui se structure et donne un nouveau souffle à la Série Noire. Parmi eux, Didier Daeninckx avec Meurtres pour mémoire (1983), inspiré du massacre du 17 octobre 1961, Jean-Bernard Pouy, auteur de l’Homme à l’oreille croquée (1987) ou encore Thierry Jonquet et son Moloch (1998).
Mais la concurrence de nouveaux mastodontes du secteur comme Rivages Noir, dirigée de mains de maître par François Guérif, découvreur en France de James Ellroy, va faire du mal à la collection de Gallimard et les années 90 et 2000 auront des airs de traversées du désert.
Alors que sous la houlette d’Aurélien Masson (2005 à 2017) puis de Stéfanie Delestré, elle est redevenue un acteur majeur du polar dans le paysage éditorial, La Série Noire doit aujourd’hui composer entre mise en valeur de son catalogue d’œuvres cultes et quête de nouveaux talents. Un numéro d’équilibriste qui fonctionne plutôt bien alors que se multiplient les rééditions de classiques et qu’on voit désormais éclore des plumes venus du monde entier.
Côté français, les héritiers se nomment DOA (référence au film Dead on Arrival de Rudolph Maté), ancien parachutiste dans un régiment d'infanterie de marine entrée clandestinement dans la littérature, auteur, entre autres, du diptyque Pukhtu et plus récemment de Rétiaires ; Caryl Ferey, spécialiste des polars du bout du monde comme le multi-récompensé Zulu, porté à l’écran en 2013 avec Orlando Bloom et Forest Whitaker ; ou encore Elsa Marpeau, Thomas Bronnec, Marin Ledun.
Côté étranger, comment ne pas évoquer le Norvégien Jo Nesbo, monument du polar scandinave qui nous fait frémir depuis 25 ans avec la série de l’inspecteur Harry Hole. Et la collection ne cesse de s’ouvrir à de nouvelles littératures : l’Espagnole Dolores Redondo, le Sud-Africain Déon Meyer ou encore l’Algérien Saïd Khatibi qui vient de faire paraître La Fin du Sahara.
La Série Noire n’a pas fini de faire parler d’elle, riche de son histoire, faisant toujours bouger les lignes du polar. Pour souffler ses 80 bougies, elle se dévoile d’ailleurs dans une exposition exceptionnelle qui se tient jusqu’au 13 mai à la Galerie Gallimard.