Retour de femmes

Hasard du calendrier des parutions, deux grandes romancières publient aujourd'hui leur nouveau livre et signent un retour éblouissant.

INCIPIT
3 min ⋅ 06/03/2025

Alain Delon durant le Festival de Cannes en 1961. (SIPA)

Karine Tuil, La Guerre par d’autres moyens

On croit d’abord plonger en caméra embarquée dans la vie en lambeau de Dan Lehman, ancien Président de la République poursuivi par les affaires, au bord du divorce, tourmenté par un antisémitisme galopant, qui soigne sa misère et sa frustration à coup de verres de whisky. Mais très vite se dévoile un roman choral où l’autrice multiplie les focales, comme pour confronter les regards de son entourage.

Hilda, sa femme, actrice dont la carrière est au point mort à cause des ambitions de son mari, de leur fille sourde et muette mais aussi d’une industrie impitoyable pour les comédiennes vieillissantes ; Marianne, son ex-épouse, écrivaine d’origine italienne pas encore remise de leur rupture brutale ou encore Léo, sa fille, brillante étudiante à Science Po, féministe radicale qui se cherche : toutes les femmes de sa vie ont droit à leur version de l’histoire.

Une histoire qui va s’envenimer radicalement avec l’irruption d’un autre personnage, qui fait son entrée au panthéon des ordures. Jeune réalisateur en vogue, grand défenseur de la cause #Metoo mais harceleur de haut vol sur les plateaux de tournage, Romain Nizam décide d’adapter le dernier roman de Marianne et choisit pour le rôle-titre Hilda, venant mettre le feu aux poudres d’une cellule familiale déjà hautement inflammable et asséner un coup fatal à un pater familias au bord de la crise de nerf.

La soif de pouvoir, la séduction et le paraître, les rapports de domination entre les classes et les sexes, les compromissions amoureuses : la critique a beau user et abuser des références à La Comédie Humaine pour désigner les grands romans de l’époque, impossible de ne pas penser à l’entreprise balzacienne au moment de refermer le livre. Karine Tuil est peut-être aujourd’hui celle qui colle le plus à cet idée d’« histoire naturelle de la société » en braquant un microscope implacable sur les maux et les vices parfaitement humains qui rendent si chaotique, parfois sublime, souvent cruelle, toute idée de vivre-ensemble. Éblouissant.

“De livre en livre, je dénoue une obsession : celle de la place sociale, du déterminisme, des possibilités que l’on a d’échapper ou non à sa condition” 

Neige Sinno, La Realidad

Qu’écrire après cela ? Quelques mois après Vanessa Springora, c’est au tour de Neige Sinno, l’autrice de Triste Tigre, récit bouleversant des viols infligés par son beau-père alors qu’elle n’était qu’une enfant, de répondre à cette question épineuse. Là où Vanessa Springora faisait débuter son nouveau récit quelques jours seulement après la publication du Consentement, Neige Sinno décide quant à elle de remonter en arrière, aux sources de ce livre qui a mis tant de temps à jaillir et qui doit tout au pays dans lequel elle s’est installée, il y a 18 ans, pour se reconstruire.

En 2004, Netcha, la narratrice, double de papier assumée de l’autrice, a 27 ans lorsqu’elle embarque, en compagnie d’une amie rencontrée sur le campus de l’Université de Michigan, pour un voyage dans les montagnes du Chiapas, au Sud-Est du Mexique.

Là-bas, elles veulent approcher au plus près les zapatistes, célèbre mouvement prônant l’autonomie des peuples indigènes et espèrent rencontrer leur chef, énigmatique et fascinant, le sous-commandant Marcos, dans son village bien nommé, La Realidad. Mais cette errance trouble que Neige Sinno s’amuse à truffer d’illusions, assumant les doutes et les failles de sa mémoire, se solde par un échec cuisant.

Le Sous-Commandant Marcos @Mat Jacob

Un périple inabouti mais qui va faire germer chez elle, un élan vital, la poussant sans cesse vers le Mexique et vers cette cause politique, comme s’il se trouvait là des réponses aux douleurs et aux questionnements qui la traversent. Elle égrène les pèlerinages mais comme toujours dans ses œuvres, vie réelle et vie littéraire ne font qu’un et c’est en compagnie de Bolaño, J.M.G Le Clezio et surtout Antonin Artaud que l’on chemine.

Jusqu’à un ultime voyage entrepris avec sa fille en 2019 pour répondre à l’invitation des zapatistes à participer à la Rencontre Internationale des Femmes en Lutte. C’est auprès de ce cortège 100% féminin, sur cette terre devenue pour elle un refuge autant qu’un lieu saint, qu’elle s’est faite une promesse d’écrivain : raconter dans un livre l’enfance qu’on lui a odieusement volée. Dans la pampa, au fond d’un bus cabossé, Triste Tigre était né.

Bonne lecture !

Pour se procurer les livres :

Karine Tuil, La Guerre par d’autres moyens

Neige Sinno, La Realidad

...

INCIPIT

INCIPIT

Par Léonard Desbrières

Journaliste littéraire et critique depuis presque dix ans au sein de la rédaction du Parisien, de LiRE Magazine Littéraire, de Konbini ou encore GQ, passé par La Grande Librairie, je m'intéresse de près à l'émergence des nouvelles voix romanesques qui incarneront la littérature de demain.

Les derniers articles publiés